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et d’une certaine modération, et là était justement la difficulté.

Avec le relâchement de l’esprit d’obéissance et de respect pour l’autorité, à la faveur duquel se propageait l’opposition contre le saint-siège, comment parvenir à imposer une règle, une direction ferme à des aspirations dont l’objet n’était point nettement défini, et qui se liaient au déchaînement des passions les plus égoïstes ? Luther était-il assez fort pour tenir à la fois sous sa main les esprits enivrés de la liberté d’examen dont ils jouissaient et les masses populaires frémissantes ? Le moine d’Eisleben exerçait assurément par ses écrits une influence considérable ; mais ce n’était là qu’une force morale, et en temps de révolution il y a toujours un moment où cette force devient impuissante. Alors Luther courait risque d’être contraint d’user des moyens qu’il avait tant reprochés à l’église romaine, d’en être réduit à réclamer, pour réprimer les hardiesses de la pensée, l’appui du bras séculier, à demander l’emploi des armes contre des malheureux dont il eût fallu écouter les justes plaintes et guérir les souffrances. Or c’est précisément ce qui arriva. Luther essaya d’abord d’agir par sa seule parole, par sa seule dialectique. Il y réussit un moment : il ne parvint en réalité qu’à conjurer pour quelques mois la tempête ; il ne rétablit pas l’entente entre les diverses écoles qui partageaient les novateurs, et ne put leur faire accepter sa propre opinion comme une transaction. Les classes ouvrières et rurales n’avaient point obtenu satisfaction dans leurs demandes ; ceux qui précipitaient la réforme dans les voies d’un radicalisme mystique regardaient Luther comme une intelligence timide et étroite qui n’attaquait pas le mal dans sa racine. Aussi, dès que ces deux partis comprirent qu’il n’y avait rien à espérer des princes et du grand docteur de Wittenberg pour l’objet véritable de leurs aspirations, ils rompirent la trêve, et une guerre à outrance commença. Les radicaux en matière de réforme religieuse tendirent les bras aux paysans, qui les adoptèrent pour chefs et inspirateurs. L’alliance que Luther n’avait pu opérer se fit contre lui ; mais, pour que l’on comprenne ce qui se passa alors, il faut se reporter un peu en arrière et remonter aux origines de la révolte qui allait éclater.

Dans une partie de l’Allemagne, il y avait déjà plus de trente ans que des séditions se renouvelaient à courts intervalles contre le clergé et les seigneurs. Les paysans s’étaient insurgés en divers districts. La guerre tendant à se faire de plus en plus avec des mercenaires qu’on levait dans les campagnes (lansquenets, landsknechte), ils en supportaient tout le faix. Aussi commençaient-ils à refuser de se laisser enrôler. Les dépenses nouvelles auxquelles l’empire dut faire face avaient amené l’accroissement des impôts,