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d’arracher au courant de la rivière le cadavre d’un négrillon, et le pasteur célèbre emphatiquement cet acte d’héroïsme à l’église, devant le cercueil entouré par la foule. — C’est vrai que tu as fait cela ? demande tout bas un polisson de ses camarades à Johnny Greer.

— Oui.

— Tu as ramené cette carcasse, tu l’as sauvée toi-même ?

— Oui.

— Farceur ! Et combien t’a-t-on donné ?

— Rien.

— Quoi ! (Avec un mépris profond.) Sais-tu ce que j’aurais fait à ta place ? Je l’aurais ancré dans le courant, et j’aurais dit : Cinq dollars, gentlemen, ou vous n’aurez pas votre nègre.

Le journalisme du Tennessee, où le revolver joue un plus grand rôle que la plume, les esprits frappeurs, les assurances dont on fait un si grand abus en Amérique, sont pour nous dépourvus d’intérêt ou tout au moins d’à-propos ; nous ne pouvons en réalité juger avec compétence que les voyages de Mark Twain.

Au printemps de 1867, un merveilleux perfectionnement du vulgaire train de plaisir fut imaginé à New-York. Un bâtiment à vapeur devait partir du port de cette ville en été, gagner par l’Atlantique la Méditerranée, s’arrêter successivement sur les côtes d’Espagne, de France, d’Italie, de Turquie, de Grèce, d’Égypte et de Syrie, puis ramener les voyageurs au commencement de l’hiver dans leur patrie, le tout à prix réduits : 1,250 dollars (environ 6,300 francs). À cette époque, la fortune de Mark Twain avait grandi ; le rédacteur de l’Entreprise territoriale de la Nevada habitait San-Francisco, et passait dans toute l’Amérique pour un des maîtres de la nouvelle littérature californienne. Il écrivit son nom déjà célèbre à côté de ceux de trois ministres de l’Évangile, de huit docteurs, de seize dames, de plusieurs officiers de terre et de mer, qui composaient la troupe des passagers, et au commencement de juin la Quaker-City leva l’ancre. De ce voyage sont sortis deux volumes, The Innocents abroad (de New-York à Naples), et The New Pilgrim’s progress, qui comprend l’excursion en Grèce, en Syrie et dans la terre-sainte. Le premier surtout est intéressant pour nous. Quelle opinion rapportera de notre vieille Europe cet ingénu, cet innocent, comme il s’appelle lui-même, s’embarquant sans instruction préalable, sans admirations préconçues, sans parti-pris, de quelque nature qu’il soit, sans aucun de ces préjugés que nous suçons pour ainsi dire avec le lait, simplement résolu à voir les choses comme elles sont, et prêt à mettre tout son esprit au service de sa curiosité ? Du monde, il ne connaît que les montagnes de son pays natal, aux