Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 100.djvu/323

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jamais vu personne avoir l’air plus penaud et plus découragé ; il ne fit aucun effort pour gagner le combat et fut rudement secoué, de sorte que, regardant Smiley comme pour lui dire : — Mon cœur est brisé, c’est ta faute ; pourquoi m’avoir livré à un chien qui n’a pas de pattes de derrière, puisque c’est par là que je les bats ? — il s’en alla en clopinant, et se coucha pour mourir. Ah ! c’était un bon chien, cet André Jackson, et il se serait fait un nom, s’il avait vécu, car il y avait de l’étoffe en lui, il avait du génie, je le sais, bien que de grandes occasions lui aient manqué ; mais il est impossible de supposer qu’un chien capable de se battre comme lui, certaines circonstances étant données, ait manqué de talent. Je me sens triste toutes les fois que je pense à son dernier combat et au dénoûment qu’il a eu. Eh bien ! ce Smiley nourrissait des terriers à rats, et des coqs de combat, et des chats, et toute sorte de choses, au point qu’il était toujours en mesure de vous tenir tête, et qu’avec sa rage de paris on n’avait plus de repos. Il attrapa un jour une grenouille et l’emporta chez lui, disant qu’il prétendait faire son éducation ; vous me croirez si vous voulez, mais pendant trois mois il n’a rien fait que lui apprendre à sauter dans une cour retirée de sa maison. Et je vous réponds qu’il avait réussi. Il lui donnait un petit coup par derrière, et l’instant d’après vous voyiez la grenouille tourner en l’air comme un beignet au-dessus de la poêle, faire une culbute, quelquefois deux, lorsqu’elle était bien partie, et retomber sur ses pattes comme un chat. Il l’avait dressée dans l’art de gober des mouches, et l’y exerçait continuellement, si bien qu’une mouche, du plus loin qu’elle apparaissait, était une mouche perdue. Smiley avait coutume de dire que tout ce qui manquait à une grenouille, c’était l’éducation, qu’avec l’éducation elle pouvait faire presque tout, et je le crois. Tenez, je l’ai vu poser Daniel Webster là sur ce plancher, — Daniel Webster était le nom de la grenouille, — et lui chanter : — Des mouches, Daniel, des mouches ! — En un clin d’œil, Daniel avait bondi et saisi une mouche ici sur le comptoir, puis sauté de nouveau par terre, où il restait vraiment à se gratter la tête avec sa patte de derrière, comme s’il n’avait pas eu la moindre idée de sa supériorité. Jamais vous n’avez vu de grenouille aussi modeste, aussi naturelle, douée comme elle l’était ! Et quand il s’agissait de sauter purement et simplement sur terrain plat, elle faisait plus de chemin en un saut qu’aucune bête de son espèce que vous puissiez connaître. Sauter à plat, c’était son fort ! Quand il s’agissait de cela, Smiley entassait les enjeux sur elle tant qu’il lui restait un rouge liard. Il faut le reconnaître, Smiley était monstrueusement fier de sa grenouille, et il en avait le droit, car des gens qui avaient voyagé, qui avaient tout vu, disaient qu’on