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c’est l’art lui-même : en dehors de lui, il n’y a que des conventions banales et des œuvres factices. La théorie de l’idéal, qu’on lui oppose à tort, n’est que l’analyse d’un sentiment éveillé en nous par les belles œuvres ; ce n’est pas une méthode positive qui puisse enseigner à les faire.

La réalité seule a cette puissance, et c’est elle seule qu’il faut consulter. L’idéal, conçu comme la substance et comme le fondement même de l’art, est pour les artistes la plus dangereuse des chimères. Il n’inspire que des œuvres artificielles et glacées, de plates imitations archaïques ou des inventions d’un symbolisme prétentieux. Nous en avons cette année même des exemples : c’est la Giacomina de M. Cabane, c’est le mélodrame ultra-romantique de M. Gustave Doré, ce sont les mannequins sans vie de M. Puvis de Chavannes ; c’étaient, il y a quelques années, les charades et les rébus mythologiques de M. Gustave Moreau. Ajoutez-y, si vous voulez, les compositions froides et languissantes de quelques élèves d’Hippolyte Flandrin, qui croient devoir rendre hommage au souvenir de leur maître en parodiant son génie. Voilà quels sont aujourd’hui les triomphes de l’idéal. Est-ce vraiment sur de pareils exemples qu’on veut régler l’école française et qu’on prétend la régénérer ?

Revenons modestement à l’école de la nature. Notre apprentissage y sera peut-être laborieux, mais il ne sera jamais stérile. Assurément les libres penseurs du réalisme ont leurs prétentions et leurs ridicules, comme les dévots de l’idéal. Leur drapeau est devenu le point de ralliement de tous les artistes déclassés, vaniteux, paresseux et incapables ; mais, sans se ranger sous leur bannière, il faut bien se garder de la combattre. L’art n’est pas encore mort ni même en décadence dans une école qui a pris le réalisme pour devise, car la nature y est encore en honneur, et, comme dit le philosophe Emerson, la nature est inépuisable dans son commerce avec l’esprit humain. Quand l’art est sur le point de mourir, il ne cherche pas à se renouveler ; il ne se fatigue pas à poursuivre la réalité qui le fuit. Il s’endort au contraire dans les traditions du passé ; il se fige dans l’imitation machinale de certaines formes consacrées qu’il reproduit grossièrement sans les comprendre, et qui se transmettent d’âge en âge en s’affaiblissant de plus en plus. C’est l’art égyptien, c’est l’art byzantin, c’est l’art académique, c’est celui de toutes les époques de véritable décadence et de toutes les sociétés sans avenir. Grâce à Dieu, ce n’est pas encore le nôtre.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.