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force sous cette apparence de faiblesse qu’on lui reproche assez souvent, c’est justement cette situation d’où il est sorti dans un jour de malheur, c’est aussi ce caractère indéterminé et anonyme qu’il doit aux circonstances. Son mérite est d’être l’administrateur de « l’infortune publique, » le mandataire innomé du péril public, de ne porter l’effigie et les couleurs d’aucun parti, et par suite de pouvoir rallier toutes les volontés dans une même œuvre de réparation et de réorganisation. Sans doute, c’est un régime provisoire, il est provisoire et exceptionnel comme les circonstances ; encore ne faudrait-il pas trop abuser de ce mot dans un pays où il y a souvent si peu de différence entre le provisoire et le définitif. En fin de compte, c’est la souveraineté nationale réalisée dans ce qu’elle a de plus simple, de plus élémentaire et par conséquent de plus fort, avec des pouvoirs poussés hors des entrailles de la nation dans im effroyable déchirement. L’assemblée est le produit le plus libre et le plus spontané d’un pays en proie à l’invasion et à la révolution. M. Thiers, quelque titre qu’on lui donne, est M. Thiers ; il a pour lui l’élection de vingt-cinq départemens, le choix unanime de l’assemblée, l’autorité de cette carrière dont M. Jules Favre, dans le plus curieux chapitre de son dernier livre sur le gouvernement de la défense nationale, rajeunit ou rappelle un des plus douloureux et des plus intéressans épisodes, — la mission que le chef actuel du pouvoir exécutif est allé remplir en Europe aussitôt après le 4 septembre. C’est bien là M. Thiers, La veille, il est malade, accablé sous le poids de nos désastres ; le lendemain, il est debout, séduit par la perspective d’un service à rendre au pays, aspirant l’action, prêt à courir l’Europe, et ses premières dépêches datées de Londres, publiées aujourd’hui par M. Jules Favre, montrent qu’il a fait tout ce que le dévoùment sans illusion et sans défaillance pouvait faire. Il apparaît déjà comme l’homme désigné dans ce grand naufrage, et, lui aussi, il est sorti de la situation.

Que plus d’une fois entre l’assemblée et M. Thiers il y ait des divergences, des froissemens ou des malentendus qui rendent le provisoire plus sensible, c’est bien évident ; il y a toujours un intérêt supérieur qui les rapproche, qui leur fait un devoir de vivre ensemble, parce qu’ils sont nés ensemble, parce qu’ils ne peuvent pas se séparer. Sait-on ce qu’il faudrait pour que cette situation, avec ses inconvéniens inévitables, eût toute son efficacité ? C’est la question éternelle et invariable : il faudrait que les partis eussent pour le moment le courage de s’oublier eux-mêmes, qu’on cessât de se livrer à des récriminations rétrospectives qui ne servent à rien, que les hommes, au lieu de suivre toutes leurs fantaisies, au lieu de s’abandonner à leurs antipathies ou à leurs préférences personnelles, pussent se résigner à se grouper, à se discipliner, et que dans les régions moyennes de l’assemblée il se formât une majorité fortifiant, stimulant ou contenant tour à tour un gouvernement avec qui elle n’est pas toujours d’accord et qu’elle n’a pas envie de changer.