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part, ceux qui ne travaillent que des bras ne s’élèvent guère au-dessus du niveau que l’humanité avait atteint à l’âge de la pierre. Leurs sens, leurs goûts, leurs plaisirs, sont grossiers. Ils sont incapables de remplir convenablement leurs devoirs de citoyens; on les appelle des barbares, et on craint qu’ils ne mettent à sac nos sociétés civilisées. Une certaine dépense de forces physiques est une condition de santé et un besoin naturel. Louis XVI faisait des serrures, Lincoln, dit-on, fendait chaque matin des bûches, et M. Gladstone en scie. Beaucoup de savans et de littérateurs prennent plaisir à bêcher et à ensemencer leur jardin. Quand sera calmée cette fièvre de production qui dévore toutes les classes et qui est peut-être encore nécessaire à notre époque de préparation, le temps viendra où l’homme des fonctions libérales travaillera aussi des bras pendant quelques heures, où l’artisan et l’agriculteur pourront consacrer quelques loisirs à la culture de leur esprit. Chez les uns et chez les autres, l’équilibre se rétablira entre le cerveau et les muscles, et l’ordre naturel sera respecté.

En Amérique, deux mouvemens très différens ont convergé vers ce but : d’un côté, « le mouvement des neuf heures, » qui a eu pour résultat de réduire à ce temps la journée de travail ordinaire; de l’autre, les efforts faits de toutes parts pour que les métiers manuels ne restent plus étrangers aux connaissances scientifiques, et qu’en même temps l’instruction scientifique soit combinée avec le travail manuel. C’est l’Illinois qui a pris l’initiative de ce second mouvement. En 1851, une commission se réunit à Granville; elle vota les résolutions suivantes : « 1° nous, les représentans des cultivateurs, des artisans, des ouvriers de l’industrie et des marchands, nous désirons avoir les mêmes moyens de nous instruire, chacun dans sa vocation, que nos frères des professions libérales, et nous confessons que c’est notre faute si nous ne les avons pas; 2° nous nous proposons de prendre des mesures pour arriver à la fondation d’une université à l’usage des classes industrielles. » L’année suivante, une nouvelle « convention » réunie à Springfield s’adressait à la législature de l’état, afin que celle-ci demandât au congrès une concession de terres publiques destinée à bâtir dans chaque état au moins une université industrielle. Bientôt l’idée prit de la consistance et s’empara de l’opinion. Une « ligue industrielle » fut fondée à Chicago, afin d’en poursuivre la réalisation. En 1855, la législature de l’Illinois émit le vœu proposé. Enfin en juillet 1862, en pleine guerre civile, le congrès accorda 10 millions d’acres de terre publique à distribuer entre les divers états pour fonder des collèges d’agriculture et d’arts manuels. Chaque état pouvait réclamer autant de fois 30,000 acres de terre qu’il avait de sénateurs et de re-