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empêche la tradition de se former. L’activité répandue ici dans tout le corps social doit avoir pour résultat des changemens plus fréquens qu’en Europe; néanmoins le bien de l’enseignement exige impérieusement plus de fixité dans les situations et un terme plus long pour les emplois. Les Américains reconnaissent que l’Allemagne peut leur offrir sous ce rapport quelques exemples à suivre.

Dans les villes, on est satisfait jusqu’à présent de la composition des comités locaux que l’élection désigne. On y rencontre beaucoup d’hommes aisés, des avocats, des juges, des négocians, qui visitent les écoles plusieurs fois la semaine avant de se rendre à leurs affaires, et qui y consacrent une partie de leur temps, et cela dans un pays où le proverbe time is money est plus vrai que partout ailleurs. Ce dévoûment des classes supérieures exerce la plus heureuse influence. Dans certains états, on se plaint de l’apathie des comités des communes rurales. Pour y porter remède, on propose de les faire nommer par une autorité supérieure, et de les rétribuer de façon h. en faire presque des employés. M. Wickersham, surintendant scolaire de Pensylvanie, combat cette idée par des raisons qui méritent de fixer notre attention. « La nomination par une autorité supérieure, dit-il, est un fait de centralisation en opposition avec l’esprit des institutions républicaines. Les comités ainsi nommés vaudraient mieux peut-être; mais l’intérêt que le peuple porte à l’école parce que c’est sa chose et qu’il l’administre par ses élus, voilà le sentiment qu’il faut entretenir; or, avec la réforme proposée, il diminuerait. Ce serait abandonner le grand principe anglo-saxon, base de tout le système politique des États-Unis, que l’administration locale doit émaner tout entière de l’élection. Un peu de bien fait par le peuple lui-même vaut mieux qu’un plus grand bien apparent dû à des agens extérieurs. C’est le self-government qui a fait l’Amérique ce qu’elle est; il n’y faut point porter atteinte.» Ces paroles sont d’autant plus remarquables qu’elles émanent d’une autorité dont on veut augmenter les pouvoirs.

C’est surtout dans l’organisation de l’enseignement qu’on peut surprendre l’esprit de l’administration américaine. En Europe, le conseil municipal règle tous les services locaux sous la surveillance de l’état, qui dans beaucoup de cas exerce l’autorité suprême. En Amérique, les électeurs gèrent eux-mêmes les différens services par l’entremise de plusieurs comités spéciaux indépendans les uns des autres et entièrement soustraits à l’action du pouvoir central. Dans les limites tracées par la loi, le comité scolaire est souverain[1].

  1. Ce sont les juges, non la hiérarchie administrative comme chez nous, qui font respecter la loi. Voici deux exemples. L’instituteur ne peut donner aucun enseignement dogmatique, mais peut-il lire la Bible? Ce point est contesté. L’instituteur dans une école lit la Bible sans commentaires. Le comité scolaire le lui défend. Il persiste; au lieu de le destituer, le comité l’attrait devant le juge, qui interprète la loi dans le sens adopté par l’instituteur. Dans le Tennessee, la loi oblige la commune à consacrer certaines sommes à renseignement. Quelques communes ne s’exécutent pas ; ce n’est pas l’autorité administrative, c’est le juge qui les y condamne. Les enfans ont droit à l’instruction; si la place manque dans l’école, leurs parens actionnent les membres du comité, qui sont personnellement et solidairement condamnés aux dommages et intérêts. Les contestations en matière d’école donnent tant de besogne aux juges, qu’une loi récente de New-York transporte au surintendant la décision de la plupart des cas. C’est un pas vers le système européen.