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tire préméditée des mœurs romaines? L’auteur avait-il pour principal objet de faire ressortir par le contraste avec certaines vertus des peuples primitifs les vices de ses contemporains? Est-ce de Rome qu’il s’agit, à vrai dire, plus que des tribus barbares? Tacite ne nous a-t-il laissé dans ces pages qu’une prédication morale ou qu’une sorte de pamphlet satirique?

Par plus d’un trait assurément son ouvrage nous est comme un miroir où se reflète la physionomie de la Rome impériale. On y peut lire sa puissance, ne serait-ce que lorsque sont rappelées les précédentes victoires des légions et leurs conquêtes sur les bords du Rhin, ou bien lorsqu’on y voit que l’ascendant moral, la majesté romaine, ont suffi, sans invoquer d’autres armes, pour subjuguer plusieurs des principales tribus ennemies; mais Tacite, dans les mêmes pages, se plaint aussi de la longueur de la lutte, tamdiu Germania vincitur ! Il laisse entrevoir les anxiétés de l’avenir, urgentibus imperii fatis, et il nous donne à comprendre que, si Rome est inquiète, c’est avec raison, puisqu’elle est minée par la corruption et le vice. L’insistance avec laquelle il signale chez les Germains l’absence de certains maux ou la présence de certaines vertus montre qu’à chacune de ces occasions sa pensée se reporte vers sa patrie; chacune de ses remarques réveille en nous aujourd’hui des souvenirs qui devaient se traduire dans son cœur en griefs douloureux et sont devenus sous sa plume des avertissemens graves et émus. « Là personne ne rit des vices; corrompre et se laisser corrompre ne s’appelle pas suivre le siècle. Les bonnes mœurs ont là plus d’empire que n’en ont ailleurs les bonnes lois. » Certes, quand Tacite parle ainsi, il est difficile de ne pas croire qu’il songe au déclin des mœurs romaines et à l’impuissance de tant de mesures législatives qui, pendant les derniers temps de la république et le premier siècle de l’empire, avaient tenté vainement d’arrêter le mal. Il y avait longtemps que le grave Métellus le Macédonique, censeur à l’époque des Gracques, effrayé du petit nombre d’unions légitimes qui se contractaient à Rome, avait dit à ses concitoyens dans une harangue célèbre dont Aulu-Gelle nous a conservé ce fragment : « Romains, si nous pouvions nous passer d’épouses, assurément nul de nous n’accepterait un tel fardeau; mais, puisque la nature a fait qu’on ne peut ni vivre aisément avec elles ni vivre sans elles, sacrifions à la perpétuité de notre nation le bonheur de notre courte vie. » Cette obligation fâcheuse à la brutalité romaine, Auguste la rappelait au sénat, lorsqu’il tentait un suprême effort pour ranimer les sources de la prospérité publique. Par la loi Julia sur l’adultère et l’infamie, par la loi Papia Poppæa sur le mariage, il multipliait ses efforts contre la plaie du célibat, contre celle du divorce, contre la propagation redoutable de certains vices. Depuis la très