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appartenaient encore à la Divinité, et leur humanité n’était qu’apparente. Consubstantiel à son père, Jésus ne l’était point à sa mère ; il n’avait rien tiré d’elle en tant que créature humaine semblable à nous ; mais elle avait été mère d’un fils qui, par le corps comme par l’âme et l’esprit, appartenait à la Divinité. Quand on pressait de questions Eutychès sur ces délicates matières, il ne répondait rien en public ; mais on l’entendit professer en particulier, tantôt que le corps de Jésus avait été formé d’une substance éternelle comme Dieu même et existant avant le temps pour être unie plus tard au Verbe divin quand l’heure de la rédemption des hommes serait venue, — cela ressemblait beaucoup à la préexistence des êtres enseignée jadis par Origène ; tantôt Eutychès faisait créer le corps de Jésus par le Verbe divin lui-même et de sa substance divine au sein de la vierge Marie. Dans tout cela, Marie n’était point véritablement mère ; elle n’était que dépositaire d’un être divin qui n’avait des hommes que la figure et, comme disait saint Paul, « une forme d’esclave. » En outre il n’y avait plus de rédemption, car la rédemption implique un médiateur entre la race d’Adam et le Créateur, qu’elle avait offensé. Nous n’avons pas la coordination de son système, sur lequel il refusa constamment de répondre devant ses juges ; mais nous en avons assez pour savoir qu’à son insu sans doute Eutychès n’était qu’un enfant de l’apollinarisme.

Au reste, si contraires que fussent les opinions de l’archimandrite à l’essence même du christianisme, si extravagantes qu’on pût parfois les juger, elles furent accueillies avec grande faveur dans son monastère, d’où elles passèrent dans les autres. Nestorius n’avait obtenu aucun succès dans ces asiles de la vie ascétique et de la contemplation. Des hommes pour qui le plus haut degré de perfection était d’étouffer en eux la nature humaine, et qui travaillaient incessamment à ce but, avaient peine à s’imaginer que Dieu, descendu sur la terre pour nous instruire et nous sauver, eût chargé à plaisir sa divinité de cette dépouille terrestre qu’il fallait rejeter loin de soi pour se rapprocher de lui. Les solitaires étaient naturellement idéalistes par leur vocation et par leur genre de vie. Le nestorianisme pouvait plaire aux gens du monde, qui cherchent une sorte de philosophie raisonnée dans les mystères de la religion ; l’eutychianisme était fait pour attirer les convictions ardentes, les imaginations aventureuses, qui embrassent un mystère avec d’autant plus de foi qu’il est plus éloigné du raisonnement.

Ce novateur, enterré dans un couvent, s’était pourtant fait connaître au dehors, et c’est ce qu’il désirait, car il avait la prétention de devenir un chef de secte. Cette prétention, il finit par la réaliser ; mais il en avait une autre aussi dont on parlait beaucoup, celle d’être archevêque de Constantinople, et il avait fait sous main