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plus il est urgent qu’elle se produise au grand jour et qu’elle soit discutée. L’inanité et l’impuissance en seront publiquement démontrées, et, chose essentielle, on en connaîtra l’existence, on apprendra à la combattre. Les divers gouvernemens qui se sont succédé en France ont toujours cru que, pour sauver l’ordre, il fallait comprimer toute manifestation des idées considérées comme subversives ; leur ménager une représentation aux chambres eût paru monstrueux. Le résultat de ce système a été que ces idées ont fait leur chemin dans l’ombre, et que la bourgeoisie, qui dormait en paix sous l’égide de ces lois sévères, s’est trouvée trois ou quatre fois déjà précipitée tout à coup en pleine révolution avant qu’elle soupçonnât le moindre danger. Ce système vient de la tradition catholique, profondément empreinte dans tous les esprits. L’église n’admet pas les dissidens ; elle les brûle ou les damne. Les partis font de même quand ils peuvent : ils guillotinent leurs adversaires, ou du moins leur imposent silence. C’est la même intolérance, la même horreur de toute contradiction, de toute hérésie.

En Angleterre, pays de libre examen, on tient au contraire à ce que toute opinion un peu considérable ait une représentation officielle. N’a-t-on pas entendu récemment le chef du cabinet se féliciter de ce que la ville de Limerick venait de nommer au parlement un membre qui, sous le nom de home rule, ne demande rien moins que la sécession de l’Irlande et le démembrement du royaume-uni[1] » ? Pareille perspective est douloureuse pour tous les bons patriotes anglais : ils s’indignent qu’on puisse songer à un plan aussi abominable ; mais ils veulent qu’il se produise au parlement afin qu’on en montre à tous l’absurdité. Si M. Butt, l’élu de Limerick, avait vécu de ce côté-ci de la Manche, c’est non pas, j’imagine, à Versailles qu’on l’aurait envoyé, mais à Cayenne. Ce qui est de toute nécessité en France, c’est que les partis apprennent à se tolérer, à se respecter, à s’estimer même et à s’accorder les uns aux autres toutes les occasions pacifiques de se produire au grand jour. C’est

  1. Je reproduis ici les paroles prononcées par M. Gladstone à Aberdeen le 26 septembre dernier, parce qu’elles nous donnent l’opinion de l’un des esprits les plus clairvoyans de notre temps, qui n’en compte plus guère. « Si quelques idées violentes se manifestent dans le pays, soyez sûrs que l’endroit où elles peuvent se produire avec le moins de danger est la chambre des communes. (Applaudissemens.) Je regrette qu’un grand collège semble momentanément sympathique à des idées qui sont inintelligibles pour moi ; mais, cette disposition étant donnée, je dis que c’est un grand bien pour le public quand les champions d’idées impraticables viennent les exposer devant les représentans du peuple. Ces idées sont soumises à la discussion, et, lorsque le savant gentleman qui vient d’être élu prendra sa place au parlement, nous ferons de notre mieux pour que toute cette question du home rule soit discutée à fond. (Rires et bravos.)