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tuation de l’ouvrier belge, mais plus dure encore est celle de l’ouvrier de Silésie, et l’artisan de Silésie lui-même est plus fortuné que le manœuvre de Russie; il n’est pas enfin jusqu’à ce dernier travailleur qui ne puisse être content et fier de son lot, s’il se trouve en face du tisserand d’Arménie, du porteur de Trébizonde ou du journalier de l’Anatolie, — et nous n’avons pas épuisé toute la série des misères humaines. Nous en trouverions de plus grandes soit en Égypte, soit aux Indes, soit en Chine, tant il est vrai que la civilisation est naturellement bienfaisante, que le capital est un levier d’une puissance merveilleuse qui élève sans cesse autour de lui le niveau de l’aisance. Il faut pourtant que les classes ouvrières secondent elles-mêmes cet essor, que leurs mœurs, leur esprit d’ordre, leur entente de la vie, se développent et se perfectionnent, qu’enfin elles ne s’accumulent pas toujours davantage sur quelques centaines de kilomètres carrés, comme en Saxe ou en Belgique.


III.

Les États-Unis d’Amérique, à bien des égards, forment un contraste complet avec l’Europe. Cet immense empire, dans lequel la moitié des terres sont encore vacantes, où la population n’est jamais entassée d’une manière exubérante sur un point quelconque du territoire, jouit de toutes les ressources que procurent les capitaux et les sciences modernes, tout en gardant les avantages des sociétés primitives, c’est-à-dire entre autres une étendue presque incommensurable de sol cultivable et non approprié. C’est cette réserve de terres fertiles qui est le trait le plus caractéristique de cette contrée nouvelle. Une autre condition particulière à ce pays, c’est que le nombre des ouvriers habiles et des artisans connaissant bien un métier y est insuffisant. La civilisation s’y développe chaque jour et empiète avec rapidité sur le désert; des centres de population naissent, les immigrans arrivent par centaines de mille; mais presque tous sont des manœuvres ou des ouvriers agricoles n’apportant que leurs bras, sans aucune connaissance technique. Le nombre des gens de métier n’augmente pas dans une proportion égale; aussi sont-ils très recherchés, et ils obtiennent des salaires excessifs. Les tarifs élevés des douanes, qui prohibent l’entrée de la plupart des articles manufacturés du vieux monde, tendent aussi à accroître la rémunération de certaines classes d’artisans. Tel est l’ensemble de faits qui agissent sur la situation des ouvriers américains. L’on ne doit pas oublier que ce sont là des circonstances extraordinaires et essentiellement transitoires, que la civilisation américaine actuelle ne saurait être regardée que comme une courte