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s’il y a un fils de dix-huit ans, son travail ajoute 75 francs aux ressources de la maison : c’est un revenu total pour la famille de 1,450 piastre-; turques ou 330 francs. Un genre de vie misérable, une nourriture exclusivement végétale et parcimonieuse, des vètemens insuffisans ou en haillons, absorbent presque dans les bonnes années ces recettes si minimes; pour peu que la récolte vienne à faillir, le laboureur tombe dans les dettes, et il devient un véritable esclave. Le gouvernement turc est impitoyable pour chacun de ses sujets, il réclame de chacune de ces familles agricoles des taxes se montant à 150 piastres, soit 35 francs. Autrefois il faisait remise de cet impôt quand la récolte était mauvaise; aujourd’hui il est devenu moins humain, et ne se relâche jamais de ses exigences. Cet état d’indigence produit chez les populations des habitudes d’imprévoyance : à peine les jeunes gens sont-ils adultes qu’ils se marient sans examiner s’ils ont la moindre épargne. Les habitans adonnés à la vie pastorale sont plus favorablement traités par le sort : en se transportant d’un endroit à l’autre, ils échappent à la poursuite du fisc, lequel est en Turquie plus rapace qu’habile; ils parviennent aussi à tromper la surveillance des propriétaires des troupeaux dont ils sont les gardiens et à s’approprier une partie du rendement.

La population des villes se répartit en trois classes principales, celle des tisserands à la main, celle des meuniers, et au sommet celle des artisans proprement dits, tels que les maçons, charpentiers, forgerons, etc. Il n’y a pas moins de 52,000 personnes dans le Kurdistan qui vivent du tissage à la main. On fabrique dans ce pays des tissus de coton et de soie dont une faible partie est exportée jusqu’en Russie. Les salaires annuels pour l’homme fait varient de 275 à 625 fr.; seulement les taux les plus élevés ne sont atteints que dans les cas exceptionnels, la moyenne ne s’élève guère au-dessus de 325 francs. Une femme et un jeune homme de 15 ans gagnent chacun 63 francs par an. C’est un total d’environ 450 francs pour une famille dont trois membres travaillent. Le fisc prélève sur ce revenu un impôt de plus de 2 pour 100. Ce qui reste suffirait à la rigueur pour entretenir une famille dans cette vie de privations inouïes et d’indigence cynique qui est la forme habituelle d’existence de ces populations; mais, s’il survient une maladie, un accident, un chômage, il faut recourir aux emprunts. Comme le tisserand est propriétaire de son métier, il trouve assez aisément du crédit à 20, 25 ou 30 pour 100 d’intérêts et quelquefois davantage. Il perd alors toute liberté civile et morale, il devient la chose de son créancier; cette humiliation et cette dépendance personnelle sa transmettent d’une génération à l’autre. La classe des meuniers n’est guère plus heureuse, peut-être même l’est-elle moins. Des recettes annuelles de 340 francs sont les chiffres les plus élevés : la rému-