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partout, elle est l’honneur, la force des civilisations spiritualistes ; mais elle est une trop rare exception pour qu’on puisse en faire la base des institutions humaines. Le gouvernement démocratique est moins exigeant ; il veut seulement que le peuple soit assez éclairé pour discerner son véritable intérêt. Ce gouvernement repose donc sur l’égoïsme bien entendu dans le sens complet du mot. S’il devait compter sur l’esprit de sacrifice, il ne durerait pas un jour. L’abnégation, le sacrifice est ce qui fait les héros et les saints. La foule même peut s’y élever dans un moment d’exaltation patriotique ou religieuse ; mais cette vertu exceptionnelle ne peut devenir le ressort de la vie de tous les jours.

Le propre d’un bon gouvernement est de procurer la sécurité nécessaire pour que chacun puisse agir, satisfaire à ses besoins, user librement de ses facultés dans les limites qu’impose le respect du droit d’autrui. Un semblable gouvernement fait régner l’ordre et la justice, garantit les droits du travail et la propriété légitime issue du travail. Or toutes ces choses sont dans l’intérêt du plus grand nombre. Il suffit donc que la masse du peuple aperçoive le rapport qui existe entre ces choses et son intérêt bien entendu pour qu’il accorde son appui à un bon gouvernement, et dès lors le régime démocratique peut se soutenir. Cependant, si le peuple est assez peu éclairé pour ne pas voir ce rapport, s’il s’imagine améliorer son sort par la violence et la spoliation, ou s’il est disposé à écouter ceux qui lui promettent le bonheur sous l’égide du despotisme théocratique ou militaire, alors accorder à tous le droit de voter, c’est creuser le tombeau de la liberté. Elle succombera au sein de l’anarchie et peut-être au milieu d’épouvantables désastres. Jamais on ne fera admettre que la faculté de perdre la patrie par des votes insensés et d’empirer ainsi le sort des travailleurs, sur qui retombe toujours le plus durement le contre-coup des malheurs publics, soit un droit naturel.

« Toutes les combinaisons de la machine politique, a dit très justement M. Guizot, doivent tendre, d’une part, à extraire de la société tout ce qu’elle possède de raison, de justice, de vérité, pour les appliquer à son gouvernement, — de l’autre à provoquer les progrès de la société dans la raison, la justice, la vérité, et à faire incessamment passer les progrès de la société dans son gouvernement. » Il est certaines règles de justice, de bonne administration, de prévoyance, qu’un pays est tenu d’observer pour se maintenir et prospérer. Ceux-là seuls qui sont en état de discerner ces règles doivent être appelés à gouverner ou à élire ceux qui gouvernent. Mirabeau a dit : La raison est le souverain du monde. — A voir comment les affaires publiques sont généralement conduites, on ne s’en