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sienne observait l’armée française qui se formait derrière la Loire, comme l’armée française observait l’armée prussienne.

Madeleine ne vivait qu’aux heures où le facteur arrivait, et cette vie n’avait qu’un éclair. Rien, toujours rien. Elle avait beau savoir que les communications étaient coupées, qu’il n’y avait pour personne ni journaux ni lettres, et qu’il ne pouvait exister d’exception pour elle ; une pensée constante l’occupait et la troublait : il lui semblait qu’à la place de Paul elle eût trouvé quelque chose. Toutefois, si son cœur souffrait de cette incertitude que chaque jour rendait plus lourde, elle était d’un caractère à n’en rien laisser voir. Attentive et calme, elle ne voulait pas qu’on s’aperçût de sa peine, et n’épargnait rien pour être agréable et bonne à tous.

Si M. de La Vernelle l’avait remarquée le premier jour où un hasard les avait mis en présence, il lui témoignait depuis son retour par des respects plus grands et des attentions plus délicates l’impression qu’elle lui avait produite. Seule, absorbée par une idée fixe, Madeleine ne s’en apercevait pas. Un jour, au moment où elle sortait du salon pour passer dans la galerie, il se trouva sur son passage. Il l’avait saluée et se rangeait déjà, lorsque se ravisant et d’une voix qui tremblait légèrement : — Mademoiselle, lui dit-il, seriez-vous assez aimable pour me permettre de causer avec vous cinq minutes?

— Avec moi? reprit-elle.

— Oui, ce que j’ai à vous dire ne peut être dit qu’à vous; mais quelques mots me suffiront.

Elle sourit, et rentrant au salon : — Eh bien ! dit-elle, me voici, parlez.

— Je vous supplie, mademoiselle, de m’écouter jusqu’au bout sans vous fâcher. Bien qu’à la tête d’un bataillon qui a eu ses morts, j’ai un peu peur... Et puis vous me pardonnerez de vous ouvrir mon cœur, parce qu’il est sincère. Vous avez en vous quelque chose qui me pénètre... Du moment que je vous ai vue, votre image s’est imposée à moi. Je me suis dit qu’avec une personne qui vous ressemblerait, la vie serait belle et bonne, toujours douce, jamais trop longue. Nous vivons dans un temps où l’on ne sait ni qui vit, ni qui meurt. Ce que je me suis dit à moi-même, il m’a paru honnête de vous le répéter. Vous rougissez et me regardez d’un air où la surprise se mêle à la colère. Cependant ne me condamnez pas sans m’avoir entendu. Je parlerai comme je le fais devant Mme de Fleuriaux, qui peut seule, m’a-t-on dit, disposer de vous; mais j’ai toujours pensé qu’il fallait d’abord dire de telles choses à celle qui les inspirait. J’ai trente-trois ans. Je ne vous parle pas de ma fortune; ce qu’il en reste suffit pour vous assurer partout une