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réquisitionnées pour le transport des bagages. Les soldats marchaient par groupes; quelques-uns chantaient, c’était le petit nombre. On en voyait dix, on en voyait vingt, on en voyait trente; ils se rangeaient sur les bas-côtés en entendant tinter les grelots des deux percherons. — Le turco! cria Alice tout à coup.

C’était lui en effet, qui marchait d’un pas élastique, son fusil bien luisant sur l’épaule, le sabre-baïonnette dans son fourreau de métal. Il montra ses dents blanches dans un éclat de rire en apercevant les deux petites rownis, pour lesquelles il dépensa au passage tout ce qu’il savait de langue franque : ce fut un éclair de gaîté dans cette fuite.

Coulon, où l’on arriva vers neuf heures, était rempli de monde. Le long de la rue qui fait un coude et que la route emprunte pour courir vers Châtillon-sur-Loire, les habitans, rangés sur le pas des portes, causaient entre eux. Ils avaient l’inquiétude, presque l’effroi, peints sur le visage. La forge ne travaillait pas; menuisiers, charrons, taillandiers, regardaient ce passage d’un régiment qui avait l’air exténué. Partout on reconnaissait M. de Linthal et sa famille : s’il emmenait ainsi tous les siens, c’est que le péril était grand. On le questionna tandis qu’on faisait boire les chevaux. Il ne cacha pas que les Prussiens, maîtres d’Orléans, avaient pénétré dans le val de Loire. Ce fut une désolation : des femmes se mirent à pleurer, d’autres embrassaient leurs enfans. Si ceux qui étaient les maîtres des châteaux s’en allaient, qu’allait-on devenir?

Tandis que les chevaux broyaient quelques poignées d’avoine jetées dans une auge, Marie prit à part M. de Linthal. — Mon ami, lui dit-elle, ma conscience me fait des reproches; nous n’avons pas le droit de faire ce que nous faisons. Nous avons vécu dans ce pauvre village pendant dix ans de paix; on s’y est accoutumé à nous y voir et à nous y aimer. L’abandonner au jour du malheur, ce n’est pas bien. De quel air y rentrerions-nous plus tard, si on y brûlait seulement une maison? Le premier mouvement a été le mauvais; il faut y retourner.

— C’était bien mon intention.

— Sans moi? non. Toute fortune, la pire comme la meilleure, doit nous être commune. C’est à Villeberquier qu’il faut aller; nous devons l’exemple à ceux que nous laissons derrière nous.

— Ton avis est le mien; demande à ta mère ce qu’elle en pense. Mme de Fleuriaux était à bout de courage. Elle avait fait un tour dans la plus belle auberge du pays : une araignée se promenait dans un saladier, tout y était malpropre; d’ailleurs elle ne pouvait mettre la main sur son flacon, et elle avait des envies horribles de se trouver mal. Mourir pour mourir, elle aimait mieux mourir dans sa robe de chambre. Après tout, qu’avait-on tant à craindre des