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— Eh! mignonne, quand on n’a pas tout, est-ce qu’on a quelque chose?

Tout à coup des fanfares éclatèrent dans la nuit; c’étaient les clairons qui sonnaient l’assemblée. Les sons vifs et clairs fendaient l’ombre et l’espace; en un instant, le village fut sur pied. Il y eut par terre comme un grouillement de corps qui s’agitaient; des exclamations partaient rauques et confuses, des soldats sortaient des chaumières, étirant leurs membres engourdis. Les lignards accroupis roulaient les couvertures sur les sacs silencieusement, tandis que les jeunes mobiles effarés, les bras ballans, échangeaient vingt questions. Les officiers allaient et venaient d’un pas saccadé, et faisaient jaillir l’eau autour de leurs grandes bottes fauves. La rumeur grandissait de minute en minute, les clairons sonnaient toujours, des groupes d’hommes se formaient autour de l’église : les granges, les étables, les greniers, les hangars se vidaient; les fantassins se rangeaient par files, ceux-là agrafant leur sac sur leurs épaules encore lasses, ceux-ci ajustant les guêtres autour de leurs chevilles gonflées. Il y en avait qui se servaient de leurs fusils comme de bâtons; des plaintes s’exhalaient de coins sombres où les écloppés, surpris dans leur sommeil pesant, avaient peine à se tenir debout. On serrait des miches de pain dans des courroies; des profils de femmes en cornette se montraient aux lucarnes. Des charrettes bondées d’ustensiles et de bagages parurent conduites par des moblots qui portaient leurs chassepots en sautoir; les fiévreux et les impotens montaient dessus. Les dragons d’ordonnance amenèrent au colonel et au commandant leurs chevaux tout harnachés, qui humaient l’air et s’ébrouaient. Dans la cour intérieure du château, on entassait les malles et les valises sur un break attelé de deux vigoureux percherons; les femmes et les enfans devaient prendre place dans une calèche où les paquets menaçaient de ne plus laisser de vide. La nuit se faisait grise; il y avait des lueurs au sommet des bois.

Le commandant qui avait donné l’éveil à M. de Selligny alluma un cigare, et sortit sur la place, d’où son bataillon en bon ordre venait d’envoyer une compagnie en éclaireurs sur la route d’Argent. Mme de Fleuriaux l’avait accompagné sans y prendre garde, un peu troublée et se demandant si elle ne vivait pas dans un cauchemar. Les petites filles qui trottaient sur ses talons trouvaient tout beau, tout amusant. A l’endroit où la route, après avoir franchi un pont de pierres jeté sur le Beuvron, court vers les ondulations boisées qui couvrent une partie du village, le vieil officier s’arrêta, et, jetant un long regard autour de lui, il caressa sa longue barbiche d’un mouvement nerveux. — Tonnerre! dit-il entre ses dents, si j’avais seulement deux bons canons!