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rai été son bourreau! Mon Dieu! pourquoi n’a-t-il pas été assez sage pour me laisser dire?

Enfin les branches d’un cyprès qui dépassait la cloison s’agitèrent, et elle vit paraître Edouard, qui prit pied sur les planches. On entendit des coups de fusil, une balle siffla au-dessus de sa tête; mais déjà il était sur le mur. Mary saisit la bride de la jument d’Anatolie, qui était restée immobile près de la brèche, et elle l’amena au point où il venait de sauter à terre. — Détalons! dit-il, et il s’élança en selle.

Ils filèrent comme le vent. Lorsqu’elle osa regarder en arrière, Mary aperçut debout sur le mur trois noirs qui les menaçaient du geste. Ce qui l’effraya davantage, ce fut le sang qui dégouttait de l’épaule gauche du baron. — Ah! mon Dieu! s’écria-t-elle, vous êtes blessé?

— Ce n’est rien, miss, répliqua Edouard d’un ton si sec et si sérieux qu’elle n’osa poursuivre; mais elle remarqua qu’il tenait les rênes de la main droite. Elle avait les larmes aux yeux, elle eût voulu arrêter pour lui demander pardon; mais il allait toujours ventre à terre, et elle n’osait le retenir, car elle ne savait si la blessure était grave ou non.

Leurs chevaux ruisselaient quand ils arrivèrent à l’hôtel dans Péra, Edouard lui offrit le bras et la conduisit sans mot dire à l’appartement de son père. Miss Mary voulut faire venir un chirurgien, et fit mine de chercher dans sa malle de quoi préparer un bandage.

— Laissez cela, ma chère miss, dit Edouard assez froidement; je n’ai point joué le stoïcisme quand je vous ai dit que ce n’était rien; dans quelques jours, cette blessure insignifiante se sera guérie toute seule. Veuillez vous asseoir sur ce divan, et, pour satisfaire votre soif d’aventures, je vais vous rendre un compte fidèle de ce qui s’est passé dans le jardin, puisque j’y ai été par votre ordre.

Mary obéit, elle n’avait pas le courage de dire une parole; le baron commença son récit.

— Je sautai donc par la brèche dans le jardin, au beau milieu d’un parterre de fleurs. Pendant ce court trajet, j’explorai du regard le terrain des exploits que votre bonté m’avait ordonné d’accomplir. Dans les sentiers sablés qui traversent ces jardins pleins de fleurs et d’arbustes, mais très pauvres en arbres, je voyais se promener trois ou quatre femmes toutes en blanc, accompagnées d’un certain nombre d’esclaves noires; elles formaient plusieurs groupes séparés. Le bruit des planches qui tombaient devait avoir éveillé leur attention, car dès que je parus, tous les visages étaient déjà tournés de mon côté. Mon apparition soudaine les avait d’abord plongées dans une stupéfaction muette, à peine si j’entendis un ou deux petits cris d’effroi. Ce silence dura quelques secondes, et il me