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Voilà deux ans que vous demeurez ici ; je m’étais figuré que vous ne sortiez qu’en turban, habillé de vêtemens à larges plis, à couleurs vives et brodés d’or ; mais non, je vous retrouve en vulgaire paletot, coiffé d’un chapeau de soie, et au lieu d’une belle barbe ou de moustaches de palikare, les deux joues ornées de blondes côtelettes comme tout le monde. Ai-je donc suivi mon père dans la guerre d’Orient pour vous revoir tous aussi ennuyeux sur les rives du Bosphore que dans Hyde-Park ou sur le boulevard des Italiens ? Le costume est encore la seule belle chose qui reste à l’Orient, et celle-là même, vous ne l’avez pas adoptée.

Elle promena ses regards à l’entour et avisa sur la colline au-dessus d’elle un arnaute en jaquette rouge dont les manches ouvertes retombaient derrière les épaules, en gilet brodé d’or, et serré dans une ample ceinture de soie d’où pendaient une foule de chaînes et chaînettes en argent.

— Voyez, fit Mary, c’est comme cela au moins que vous devriez vous habiller.

You are foolish, répliqua le baron en souriant, n’osant l’appeler folle en bon et pur français.

À ce moment, une espèce d’homme sauvage leur barra le chemin ; cet être avait une longue barbe, des cheveux plus longs encore, une peau de mouton sur l’épaule, il était coiffé d’un petit bonnet de feutre et portait à la ceinture un assortiment d’ustensiles en fer. — Qu’est-ce que cela ? s’écria Mary effrayée, et elle arrêta son cheval.

— C’est un derviche.

— Un derviche ! voilà qui se trouve bien ; je n’en avais jamais vu. Qu’est-ce qu’il nous veut, ce derviche ?

— Il demande l’aumône ; ne voyez-vous pas comme il vous tend sa patte crochue ?

Mary tira sa bourse d’un air tout joyeux et offrit au derviche une pièce d’argent. Il s’en empara d’un geste si avide qu’il lui prit la main avec la pièce ; elle la retira précipitamment, et considéra non sans dégoût son gant paille, tout à l’heure si frais, qui maintenant était couleur de boue comme les ignobles mains du saint homme.

— Soyez donc assez bon pour me débarrasser de ce gant, dit-elle avec une grimace en se tournant vers Édouard. Celui-ci ne put s’empêcher de rire un peu ; il défit le gant et le jeta dans le Bosphore. — Voilà encore un de nos rêves à vau-l’eau, fit-il d’un ton de tristesse affectée.

— Ne vous moquez pas de moi, mon cher monsieur Édouard, reprit-elle en continuant son chemin avec assez d’humeur. Vous ne vous doutez pas pour combien vous êtes dans mes déceptions. Ce qui m’affecte le plus dans ce pays, c’est de n’y pas rencontrer la moindre aventure, quand, d’après vos livres, on devrait s’y heur-