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débarrassés de la paralysie que l’incertitude des événemens faisait peser sur eux, manifestaient leur satisfaction d’être rendus à la liberté.

Remarquez enfin que plus les intérêts matériels sont multipliés et les transactions entre les peuples rapides, et moins la patrie nous est nécessaire. Cela est si vrai que les meilleures et les plus vraies réformes économiques nous conduisent à ce résultat. A Dieu ne plaise que je veuille prendre parti dans l’interminable querelle des libres échangistes et des protectionistes ! Je crois que les libres échangistes ont raison ; mais, s’ils sont meilleurs démocrates que les protectionistes, les protectionistes sont certainement meilleurs patriotes. Il y a une grande différence entre dépendre de la patrie seule pour tous les besoins de la vie et dépendre de tous les peuples de l’univers. Il est certainement absurde de vouloir me faire payer à un taux trop cher et même de me forcer à me priver tout à fait d’un objet que l’étranger peut me donner à meilleur compte que mes compatriotes, mais il est fort certain aussi qu’en me refusant à ce sacrifice je m’insurge en quelque sorte contre mes compatriotes et que je lèse leurs intérêts pour satisfaire les miens. Le vrai patriotisme voudrait que je consentisse à acheter trop cher l’objet que je peux avoir à meilleur compte de l’étranger, car qu’est-ce que je fais lorsque j’ai recours à l’étranger en pareille circonstance ? Je déclare implicitement que je refuse d’associer ma fortune à celle de mes compatriotes, et que je n’ai souci des conditions défavorables dans lesquelles ils produisent l’objet dont j’ai besoin. Or en quoi consiste le patriotisme, s’il vous plaît, sinon dans un consentement joyeux et une ferme volonté de partager toutes les circonstances favorables et défavorables du pays où l’on est né ? Si telle est la tendance des intérêts matériels pris sous leur forme la plus respectable, la plus morale, je vous laisse à penser ce qu’elle peut être lorsque ces intérêts sont pris sous leur forme la plus sauvage et la plus cynique, et qu’ils n’ont égard qu’à la satisfaction d’appétits et de convoitises.

Ces exemples et ces détails, que nous pourrions multiplier si nous voulions faire autre chose que de simples et rapides aperçus, nous conduisent à cette conséquence, qui sera, je le crains, peu du goût de ce temps-ci : point de patrie forte sans une pauvreté relative. J’ai cependant à présenter une proposition qui agréera moins encore, s’il est possible, à nos contemporains : point de patrie invincible sans une inégalité relative entre les citoyens. C’est une très sérieuse question que de savoir si les démocraties peuvent se défendre longtemps, et si même elles ont les ressources nécessaires pour se défendre. Ce ne sont point les leçons de l’histoire qui nous inspirent ce doute, et Dieu sait pourtant si ces leçons sont