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peut-être déjà fait sentir. Le cœur de l’homme est fort et chaud, mais il est singulièrement étroit et borné dans ses affections ; il n’aime bien que de près et ce qui est près. Or, comme l’amour est le suprême régulateur de toutes nos facultés, ce qui est compris est seulement ce qui est aimé. Posséder une petite patrie est donc pour l’homme le plus sûr moyen d’en aimer une plus grande, car la grande patrie cesse d’être une abstraction pour quiconque en contemple l’image dans une plus petite : c’est une réalité tout comme la petite, il la voit, il la touche, il pourrait en faire le tour ; pour s’élever jusqu’à elle, son cœur n’a pas d’effort douloureux à faire, il n’a qu’à monter d’un degré. Lorsque cette première patrie lui manque au contraire, il se sent comme perdu au milieu d’un vaste et monotone océan d’hommes ; il ne sait plus où accrocher ses racines, et alors, se repliant sur lui-même, il s’isole égoïstement, se fait centre du monde et se constitue à lui-même son univers. C’est ainsi que par degrés insensibles une société en arrive à cet état d’individualisme stérile et impuissant dont les ravages ont pu frapper tous les yeux clairvoyans. Ce besoin d’une petite patrie au sein d’une plus grande est tellement dans la nature humaine, que partout où le pouvoir échappera aux classes éclairées, où le peuple sera libre d’agir à sa guise, on le verra immédiatement renouveler l’histoire des Flandres ou de l’Italie du moyen âge, se façonner des patries grandes comme de bonnes paroisses dont il connaîtra tous les habitans, dont il pourra faire le tour en une journée. Pour prendre notre histoire d’hier, n’est-ce pas cette tendance confusément dévoilée qui a fait pour l’observateur le seul intérêt de ce singulier capharnaüm de doctrines qui s’est appelé la commune ? Politiques, politiques ! ne dédaignez jamais trop décidément les obscurs mouvemens d’action et de réaction de cette versatilité populaire qui a fait de tout temps accuser les masses d’inconstance : ils sont difficiles à comprendre parce qu’ils ne parviennent presque jamais à se formuler d’une manière à peu près nette, et qu’il faut les deviner par intuition ; mais, attentivement observés, ils vous révéleront bien souvent les erreurs par lesquelles vous ou vos prédécesseurs avez péché.

On vient de voir quelques-unes des offenses que la révolution dirigea contre l’idée de patrie ; sans entrer dans plus de détails, disons que dès le premier jour la révolution à son insu se mit en opposition directe avec l’idée de patrie. Si la patrie est l’héritage des pères, si ce sont les autels, les tombeaux, les habitudes prises en commun, transmises de génération en génération, qui la constituent, il faut bien conclure que l’élément du passé entre pour à peu près tout dans sa formation. Sans passé donc, pas de patrie ; or dès son début la révolution rompit ouvertement avec lui, afficha