Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/412

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’avertir que la guerre aurait un tout autre caractère que celle de 1854. Ce ne serait point, dit-il, une attaque maritime sur un point isolé du territoire, ce serait une lutte formidable sur toute la frontière occidentale de l’empire, depuis le cercle polaire jusqu’aux rives de la Mer-Noire.

Le général Fadéef a raison : si jamais pareille guerre doit éclater, elle sera terrible, car ce sera la lutte de deux races puissantes qui se disputeront la suprématie de l’Europe centrale, et l’avenir de chacune d’elles se jouera sur les champs de bataille. On voudrait détourner les yeux de ces épouvantables prévisions de combats et de carnage. Les peuples n’ont aucun intérêt à s’entr’égorger ; ils n’ont qu’à gagner aux progrès de leurs voisins. Il suffit de respecter les droits de chacun pour que l’harmonie règne ; mais les Russes se laissent enivrer par la vision de l’empire universel. Comme les Slaves, qui sont au nombre de 100 millions, s’avancent jusqu’à Trieste et à Prague, jusque-là doit s’étendre leur empire. D’autre part, les Allemands, exaltés aussi par leurs récens succès, ne peuvent supporter l’idée de la prééminence des Slaves, et ils ne permettront pas qu’on opprime impunément des branches de la famille germanique ; voilà les élémens du conflit. Si les gouvernemens sont sages, il n’aura pas lieu, car tout fait une loi de l’éviter ; mais, hélas ! ce sont les souverains qui décident la guerre, et trop souvent ils y jettent les peuples sous prétexte d’obéir aux aspirations nationales. Il suffit d’un prince ambitieux et impatient à Berlin ou à Saint-Pétersbourg pour mettre aux prises 150 millions d’hommes. On peut croire encore qu’un semblable choc n’aura pas lieu ; il faut que l’Occident essaie de deviner quelle pourrait être l’issue de la lutte.


V

Cette guerre, encore une fois, ne ressemblerait en rien à celle de 1854. On peut le dire aujourd’hui, la guerre de Crimée a été entreprise sans but bien défini, conduite sans vigueur et terminée sans prévoyance. Bright et Cobden avaient raison : les motifs invoqués pour entamer les hostilités étaient insuffisans, à moins qu’on ne voulût considérer la Russie comme un danger permanent pour la civilisation occidentale, et alors il fallait l’attaquer sur toute la ligne et la rejeter au-delà du Dnieper. La guerre ne doit plus être un tournoi destiné uniquement à permettre à un souverain de couronner son effigie de lauriers. Le sang des peuples est trop précieux ; il ne faut le verser que pour une juste cause et à la condition qu’on atteigne le but qui a fait recourir aux armes. L’origine du différend était une querelle de moines pour les lieux saints ; c’est un pur intérêt dynastique qui détermina Napoléon III, Kinglake l’a démontré à l’évidence.