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l’amour-propre blessé, les rancunes de la défaite, tout est forcément oublié. Deux états ont-ils même intérêt, quels que soient les sentimens personnels des souverains, ils seront amenés à s’entendre ; quand au contraire les intérêts sont hostiles ou du moins généralement considérés comme tels, — à tort, car au fond les peuples n’ont tous qu’un même intérêt, la paix et la facilité des échanges, — un conflit finit tôt ou tard par éclater. Or en ce moment, et pour longtemps encore, l’Autriche et la Prusse sont forcées de s’entendre par un intérêt de conservation évident ; pour le comprendre, il suffit de réfléchir sur la situation où se trouvent ces deux puissances.

La situation de l’Autriche est des plus critiques. Nous avons exposé ici même[1] le travail de désagrégation qui se poursuit sans relâche au sein du malheureux empire ; l’heure de la crise décisive approche. La difficulté est terrible. Les Slaves sont la race la plus nombreuse dans l’Austro-Hongrie ; on en compte 15 millions, et seulement 8 millions d’Allemands, 5 millions de Magyars et 3 millions de Roumains. Ces Slaves ne sont point du tout opprimés ; mais ils sont maintenus dans une situation subalterne. Dans la Transleithanie, ce sont les Hongrois qui gouvernent ; dans la Cisleithanie, ce sont les Allemands. Or les Slaves ne veulent plus supporter ce régime ; ils prétendent constituer dans les provinces où ils sont en majorité des états slaves aussi indépendans que les cantons suisses, et reliés aux autres pays autrichiens par les liens d’une fédération assez lâche. Voilà ce que réclament avec une énergie croissante les Polonais, les Tchèques, les Croates, les Slovènes et les Dalmates ; le Tyrol les appuie, mais seulement afin d’assurer sur son territoire le triomphe sans contrôle des principes ultramontains. Pour arriver à leurs fins, les Slaves, les Tchèques surtout, ne reculent devant aucun moyen. Ils cherchent partout des alliés, surtout dans les rangs des féodaux et des ultramontains, exaspérés contre la constitution et les lois libérales ; ils s’agitent, ils refusent d’entrer au parlement central, ils s’efforcent d’entraver de toute façon la marche du gouvernement ; enfin, comme moyen suprême, ils se tournent vers la Russie, et menacent de démembrer l’empire au profit du panslavisme. L’empereur peut-il refuser toute satisfaction aux vœux des Slaves ? Est-il possible de maintenir une forme de gouvernement libre que la majorité des populations repousse et déteste ? N’est-ce pas jeter les Tchèques, les Slovènes, les Croates, dans les bras de la Russie ? Le ministère Hohenwart a cru que le moment était venu de conjurer ce péril. Pouvait-il attendre encore ? poussait-il les concessions trop loin ? en donnant satisfaction au principe

  1. Voyez la Revue du 1er août 1868.