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à l’accomplissement de nos desseins respectifs. D’ailleurs la Prusse victorieuse est désormais trop puissante ; elle peut nous inquiéter un jour. Tout ce que nous pouvons désirer, c’est qu’elle ait à dos, sur le Rhin, la haine implacable d’une nation belliqueuse de 38 millions d’hommes. En prenant l’Alsace, elle perd le fruit de ses victoires de Sadowa et de Sedan. La Prusse a successivement abattu nos deux plus redoutables adversaires, l’Autriche et la France, et maintenant par ses conquêtes elle se lie les bras. La Russie, sans bouger, recueillera le fruit de ces luttes de géans. La guerre de 1866, celle de 1870, surtout la paix qui l’a terminée, ont fortifié la position de la Russie en lui apportant une chance d’arriver à ses fins. — Voilà, j’imagine, ce qu’aurait pu dire le prince Gortchakof ; telles du moins ont dû être les considérations qui ont déterminé l’attitude du cabinet de Saint-Pétersbourg.

Revenons à l’argumentation du général Fadéef. Jamais, dit-il, l’Autriche ne permettra que la Russie s’avance vers le Balkan. Autrefois elle ne voyait pas le danger qui la menaçait de ce côté. En 1786, Joseph II conclut un traité avec Catherine II pour la conquête et le partage du territoire ottoman ; mais la résistance inattendue des armées turques fit avorter ce plan. Le cabinet de Vienne ne vit clairement le péril que quand Napoléon, pour s’assurer l’alliance russe, fut sur le point de lui faire d’importantes concessions sur le Danube. C’était l’idée de Tilsitt. L’Autriche y mit obstacle par une guerre d’abord, puis en donnant une archiduchesse à Napoléon. Depuis lors elle n’a cessé d’entraver les desseins de la Russie en Orient avec autant de perspicacité que de persévérance. Elle s’opposa à l’émancipation de la Serbie qui, en créant sur le Danube un état slave indépendant, devait nécessairement réveiller les aspirations nationales des Slaves autrichiens. Elle résista tant qu’elle put à l’affranchissement de la Grèce, qui, en affaiblissant la Turquie, servait les intérêts russes. Lors de la guerre de 1829, quand les armées russes arrivèrent en vue de Constantinople, elle s’efforça de provoquer une coalition contre la Russie, et c’est seulement la confiance que Charles X témoigna dans la modération de l’empereur Nicolas qui la fit avorter. En 1854, la France et l’Angleterre, ne pouvant atteindre la Russie que par mer, n’auraient pu lui porter de blessures mortelles. L’Autriche, en portant sur le Danube une armée de 200,000 hommes qui menaçait l’empire russe dans le flanc, le réduisit à l’impuissance et lui imposa la paix. En 1863, lors de la dernière insurrection polonaise, l’Autriche aurait marché contre la Russie, si elle avait pu compter sur un appui décidé de la part de la France et de l’Angleterre. On connaît le mot de Schwarzenberg après que les Russes eurent soumis la Hongrie à son