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nous a donc offert le tableau d’une décadence politique lente, mais ininterrompue : au moment où notre récit se clôt par la mort d’Isocrate, le joug macédonien va s’appesantir sur Athènes et sur la Grèce ; il va les préparer à subir, presque sans secousse, au bout d’un autre siècle, la conquête romaine. Nous éprouverions une impression toute différente, si nous n’avions étudié dans Isocrate que l’homme de lettres et l’écrivain. Le génie d’Athènes n’est pas encore épuisé ; il crée encore des formes nouvelles et perfectionne celles qu’il avait déjà ébauchées. Isocrate était encore jeune quand la tragédie expirait avec Euripide et l’ancienne comédie avec Aristophane, quand se tarissaient ainsi les deux dernières sources de haute et grande poésie qu’ait fait jaillir du sol, comme l’antique Pégase, l’imagination grecque ; mais c’est peu d’années avant sa mort que naît ce Ménandre qui, avec tant de charme encore et de grâce, quoiqu’avec moins de puissance, va créer le type où la comédie latine et la comédie moderne chercheront leurs modèles. Dans tous les genres qui se servent de la prose, il y a un rapide et brillant progrès. C’est du vivant d’Isocrate que la prose grecque devient pour le monde ancien ce que la prose française a été pour le monde moderne, le plus merveilleux instrument que les hommes aient eu à leur disposition pour exprimer des idées générales, pour faire de la politique, de la morale, de la philosophie ou de la critique. Nous avons assisté aux débuts de la prose attique, nous savons tout ce qui manquait à ceux qui les premiers l’ont marquée de leur empreinte. — Ainsi Gorgias, par le luxe de ses métaphores, par la cadence trop uniforme de ses chutes, par la régularité de ses allitérations et de ses assonances, fait éprouver à l’esprit une sorte de fatigue et d’embarras. Cette accumulation d’images, ce rhythme si monotone, si ce n’est plus de la poésie, ce n’est pas encore de la prose. Thucydide a déjà effacé cette couleur poétique ; mais chez lui, au moins dans ses discours, la phrase est toute coupée d’incises, toute bouleversée par de brusques changemens de construction : elle éclate en quelque sorte sous l’effort de ce puissant esprit, qui a plus d’idées qu’il ne peut en rendre, qui sacrifie sans cesse l’ordre grammatical à l’ordre logique. C’est chez Isocrate le premier que la prose grecque atteint sa perfection. C’est par l’emploi réfléchi de la période qu’il arrive à ce résultat. La période, c’est une phrase où les idées sont distribuées dans un ordre qui rend leurs rapports logiques sensibles à l’oreille et aux yeux. Les idées secondaires s’y groupent autour de l’idée principale comme autour d’un centre organique ; les mots importans y sont placés en un lieu où la prononciation les détache et les signale ainsi à l’esprit ; un certain rapport d’étendue, une certaine ressemblance de son, sans rien de trop marqué ni de trop exactement pareil dans cette concordance,