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par une autre cette fructueuse industrie. Tout sérieux et ami du bien qu’il fût, il avait des goûts de plaisir que personne alors n’eût songé à blâmer. La beauté, dont il a parlé dans son Éloge d’Hélène en termes choisis et délicats, le touchait vivement. « C’est, dit-il, ce qu’il y a sur la terre de plus auguste, de plus précieux et de plus divin. » Aussi eut-il des liaisons, dont l’une paraît avoir tenu une assez grande place dans sa vie pour mériter les railleries des comiques : ce fut celle qu’il contracta, étant déjà d’un âge mûr, avec une courtisane nommée Lagiscé. Il en eut une fille qu’il éleva et qui mourut à douze ans. Plus jeune, il avait été l’amant de la belle Métanire. Avec de tels goûts et de telles habitudes, il lui fallait de la fortune ; il se résolut à imiter ses maîtres, à enseigner la rhétorique.


II

Héritier de la tradition des Tisias et des Gorgias, Isocrate avait la même confiance sans limite et sans réserve dans les mérites et la puissance de son art ; comme eux, il le croyait capable « de faire paraître petites les choses grandes, et grandes les choses petites. » Où il se séparait de Gorgias et des sophistes, avec lesquels il ne voulut jamais être confondu, c’était sur un point capital : il repoussait leur scepticisme philosophique. Il ne se déclarait point, comme eux, indifférent à l’usage que le rhéteur ferait du don de la persuasion ; il proclamait que celui-là seul était digne d’estime et faisait honneur à son art, qui s’en servait pour exprimer dans un langage harmonieux et séduisant des idées utiles et de nobles pensées. Par ses critiques, Socrate n’avait pu le guérir de ses illusions et ébranler sa foi ; mais il lui avait inspiré un fidèle et sincère amour de la vérité morale.

Qu’il y eût au fond contradiction entre ce culte minutieux de la forme que professait Isocrate et ses prétentions philosophiques, cela va de soi, et il est inutile d’y insister. Ce qui importe, c’est de bien comprendre quelle était alors l’originalité de ces vues, et par quels côtés le programme d’Isocrate s’écartait de celui des maîtres qui l’avaient précédé. Ce ne fut point à Athènes même qu’Isocrate inaugura cet enseignement nouveau. Peut-être ne voulut-il point faire son début comme professeur dans cette ville où les Gorgias, les Protagoras, les Antiphon, avaient laissé des souvenirs si présens, et qui était déjà redevenue le rendez vous de tout ce qu’il y avait en Grèce d’esprits vifs et curieux. Ce fut dans une cité ionienne, Chios, la ville principale de l’île qui porte aujourd’hui encore ce nom, qu’il alla essayer ses forces et appliquer ses théories. L’endroit était heureusement choisi. Pendant tout le Ve siècle,