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de Lysias ; mais les plaideurs et les juges athéniens ne se plaçaient pas au même point de vue que le philosophe. Il faut d’ailleurs l’avouer, le public d’Athènes avait raison d’admirer dans Lysias le premier orateur judiciaire du temps. Isocrate avait à un bien moindre degré que son rival les deux qualités qui font le grand avocat, l’imagination et la passion. Dans le discours contre Lochitès, assez peu intéressant d’ailleurs, il y a quelques notes émues et graves, quelques mots qui témoignent bien de l’impression qu’avaient laissée dans les esprits tant d’agitations et de crises meurtrières. Au moment où il allait demander à l’histoire quelques exemples des maux enfantés par la violence, il s’arrête et s’écrie : « Pourquoi perdre le temps à raconter les malheurs d’autrui, car nous, deux fois déjà, nous avons vu le gouvernement démocratique détruit et deux fois nous avons été privés de la liberté… par des gens qui méprisaient les lois et qui voulaient, en se faisant les esclaves de l’ennemi, s’assurer les moyens de rendre leurs concitoyens victimes de leurs violences ? » De pareils accens sont rares chez Isocrate. Les discours pour Alcibiade et contre Euthynos lui offraient l’occasion toute naturelle d’évoquer les souvenirs de cette domination abhorrée des trente qui avait proscrit l’un de ses cliens et ruiné l’autre ; or, si dans l’un et l’autre de ces plaidoyers il y a bien des paroles sévères à l’adresse de l’oligarchie, on n’y trouve rien qui ressemble aux invectives passionnées de Lysias contre Ératosthène, contre Agoratos et contre Évandre. Il y a de la dextérité dans l’Exception contre Callimaque, l’avocat s’y prend habilement pour disculper un obscur complice de la tyrannie ; mais on sent déjà dans ce discours quelque chose d’un défaut qui se marquera de plus en plus chez Isocrate à mesure qu’il avancera en âge, la diffusion. De tous ces plaidoyers, les deux plus agréables sont certainement le Trapézitique et l’Eginétique ; l’un et l’autre contiennent de piquans détails de mœurs, des récits bien présentés et spécieux, on les lit avec plaisir. Ceux-là mêmes sont pourtant loin d’égaler, comme mouvement et comme couleur, les discours de Lysias. Dans ceux de ses plaidoyers qui touchent à la politique, Isocrate manque de chaleur et de flamme ; dans ceux qui roulent tout entiers sur des intérêts privés, il n’a pas cette vivacité pittoresque, cette abondance et cette précision de détails que nous avons admirées chez son rival. Partout et toujours il a moins que lui le don suprême, la vie.

La vanité d’Isocrate s’accordait avec les meilleurs instincts de sa nature et avec ses plus hautes aspirations pour lui conseiller de laisser à d’autres les profits et les succès de l’avocat. Au bout d’une douzaine d’années environ, vers 390, il se décida donc à rompre pour toujours avec le genre judiciaire. Il fallait pourtant remplacer