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par le mouvement des muscles de la face et des bras, par les tressaillemens et l’agitation de toute leur personne. Tout nous fait supposer qu’Isocrate, à cet égard, était parmi les moins favorisés ; d’esprit et de corps, c’était un délicat, et les délicats éprouvent à laisser paraître leurs sentimens devant la foule, à subir son contact et parfois ses brutalités, un secret embarras et comme une sorte de pudeur qui éteint la flamme de leurs yeux, qui paralyse leur langue et tous leurs mouvemens.

Nous touchons ici à ce qui fut vraiment le malheur et l’infirmité d’Isocrate. Dans le langage de celui qui parle au peuple, dans ces luttes qui ont leurs chances et leurs péripéties imprévues comme celles du champ de bataille, il y a toujours une large place pour l’improvisation, c’est-à-dire pour l’à-peu-près ; or Isocrate était amoureux de la perfection. Quand on discute à la tribune, on est souvent interrompu par un contradicteur ; il faut alors que la réplique parte aussi rapide que dans un assaut la riposte après l’attaque. C’est dans ces occasions que, surexcités par le combat et par le péril, certains orateurs trouvent leurs plus beaux effets et s’élèvent au-dessus de l’attente de leurs adversaires et même de leurs amis ; Isocrate était au contraire de ceux qui ont toujours besoin de réfléchir, de prendre leur temps. Se sachant ainsi fait, pouvait-il s’exposer à se voir déconcerté et réduit au silence par la première interpellation railleuse ou brutale ? Devait-il risquer d’être désarmé dès la première passe par quelque démagogue ignorant, qui aurait sur lui cet avantage d’une impudente audace et d’une langue plus prompte ? Isocrate se respectait et respectait le public ; il aurait cru se manquer à lui-même en se commettant avec quelque grossier hâbleur, il aurait cru manquer au public en courant devant lui les chances de l’improvisation, en lui offrant des pensées de rencontre exprimées dans une langue hasardeuse, inégale et imparfaite.

Tout se réunissait donc pour écarter Isocrate de la vie politique et de la tribune. Brave par devoir et par raison dans les grandes occasions, il était timide par tempérament ; il n’avait ni les qualités, ni les défauts qui sont nécessaires à l’orateur populaire. D’autre part, il avait étudié la rhétorique avec trop d’amour et de persévérance pour que la fréquentation même de Socrate eût réussi à lui en ôter le goût et à le guérir des habitudes que l’esprit contractait à l’école des rhéteurs. Il y avait d’ailleurs urgence pour lui de mettre à profit ce qu’il avait appris. Ce qui l’y poussait, ce n’était pas seulement un naturel désir de réputation et de gloire, c’était aussi le besoin de vivre. La société athénienne, si riche au temps de Périclès, avait été ruinée par les désastres qui n’avaient pas cessé de la frapper depuis l’expédition de Sicile. A partir de cette