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essais, dont une partie seulement nous est parvenue[1], les délicats pouvaient deviner et goûter par avance les qualités que vingt ans plus tard toute la Grèce admirera dans le Panégyrique d’Athènes. Ajoutez à cela qu’Isocrate, habile aux exercices du corps, avait une santé robuste, de beaux traits, une physionomie agréable et fine ; il semble que rien ne lui fît défaut de ce qui pouvait lui donner de l’influence sur l’esprit du peuple assemblé. Jamais pourtant il n’osa prendre la parole en public ; c’est qu’il lui manquait deux choses, cette voix chaude, sonore et timbrée qui porte jusqu’aux derniers rangs de la foule, pénètre jusque dans les moelles et va caresser ou soulever au fond du cœur toutes les passions, et cette assurance que doublent une interruption et une insulte au lieu de la déconcerter : il n’avait qu’un filet de voix. Or, si dans nos chambres, toujours closes et couvertes, un homme supérieur comme M. Thiers peut se faire entendre à force de se faire écouter, au Pnyx, sous le ciel, devant un auditoire qui se composait parfois de plusieurs milliers de personnes, il fallait avant tout des poumons, de l’haleine et une action très marquée, de grands gestes qui aidassent les plus éloignés des assistans à suivre le sens du discours. Sa voix, Isocrate aurait pu peut-être par l’exercice en grossir le volume, en augmenter la portée : on sait ce que Démosthène, à force de volonté et de patience, réussit à faire d’un organe sourd, inégal et criard. On peut en dire autant de la pantomime oratoire dont avaient besoin ceux qui voulaient faire figure sur le bêma, large estrade taillée dans la pierre vive où l’orateur, la couronne au front, se dressait au-dessus des têtes de la foule ; il allait et venait sur cette plate-forme, jetant sa parole tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, parfois drapé à l’ancienne mode dans un manteau serré au corps qui ne laissait passer que l’avant-bras droit, parfois d’un geste brusque se débarrassant de cette draperie qui gênait ses mouvemens, se frappant la poitrine ou la cuisse, comme Cléon aimait à le faire, levant ses bras nus vers le ciel pour prendre les dieux à témoin, les tendant vers l’Acropole, pleine des monumens du génie athénien, ou vers le Pirée, d’où s’était élancée la flotte victorieuse à Salamine. Tout cela sans doute aussi pouvait s’apprendre, tout cela déjà s’enseignait à Athènes ; pourtant l’avantage était grand pour ceux que la nature avait prédisposés à ce rôle. Il est en effet des hommes qui par instinct et avant toute étude ont bien plus que d’autres ce don de traduire au dehors leurs sentimens par les intonations de la voix, par le regard,

  1. C’est à cette époque qu’appartiennent l’Exception contre Callimaque, l’Éginétique, le discours contre Lochitès, et probablement aussi le Trapézitique, le meilleur et le plus intéressant de tous les plaidoyers privés d’Isocrate.