Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/24

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

18 REVUE DES DEUX MONDES.

en faut de plus dignes et de plus virils ; ce n’est pas à Henri Heine que nous irons les demander.

Et surtout ne nous fions pas aux sympathies de ce grand railleur. Il déteste les teutomanes parce qu’il ne peut souffrir la sottise et la grossièreté, il aime la France parce qu’il goûte avec délices l’air de liberté qu’on y respire, sa civilisation et son esprit ; mais n’allez pas chercher bien loin sa pensée, elle éclate sous la politesse de l’hôte bienveillant. Il nous dit assez clairement que nos jours sont comptés ; volontiers il se fait le prophète de nos catastrophes. « Prenez garde, nous répète sans cesse ce terrible ami, on ne vous aime pas en Allemagne, vous autres Français. Ce qu’on vous reproche au juste, je n’ai jamais pu le savoir. Un jour pourtant à Gœttingue, dans un cabaret à bière, un jeune Vieille-Allemagne dit qu’il fallait venger dans le sang des Français celui de Konradin de Hohenstaufen, que vous avez décapité à Naples. Vous avez certainement oublié cela depuis longtemps ; mais nous n’oublions rien, nous. Le jour venu, soyez bien sûrs que nous ne manquerons pas de raisons d’Allemand. » C’est en 1835 que cette page était écrite ; on ne nous reprochera pas de rechercher l’actualité. Puis vient l’énumération homérique des légions qui se lèveront. C’est le dénombrement de la terrible armée qui se mettra aux ordres de la grande idée. Une armée de rêveurs, d’étudians, de philosophes ! disiez-vous : eh bien ! ce sont les plus terribles. Voici les kantistes, qui ne voudront pas plus entendre parler de piété dans le monde des faits que dans celui des idées ; la main du kantiste frappe fort et à coup sûr, parce que son cœur n’est ému par aucun respect traditionnel. Voici le fichléen armé, qui méprise tous les dangers parce qu’ils n’existent point pour lui dans la réalité : il regarde le martyre même et la mort comme une pure apparence, ni la crainte ni l’intérêt ne pourront abattre le fanatisme de cette volonté ; — mais les plus effrayans seront les philosophes de la nature. Ils seront plus implacables que les autres : la férocité des anciens combattans de la Germanie se réveillera dans leur cœur ; pour détruire, ils se mettront en communication avec les pouvoirs originels de la terre, ils conjureront les forces cachées de la tradition, ils évoqueront celles du vieux panthéisme germanique. Autour d’eux se lèveront les vieilles divinités guerrières ; elles essuieront de leurs yeux la poussière des siècles ; Thor se dressera avec son marteau gigantesque… « Quand vous entendrez ce tumulte, soyez sur vos gardes, mes chers voisins de France, et ne vous mêlez pas de l’affaire que nous ferons chez nous en Allemagne : il pourrait vous en arriver mal. » On nous disait de même tout récemment que nous aurions du nous tenir tranquilles, et que Sadowa ne nous regardait pas. Il y