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qu’à lui faire la cour ; ils suivaient une voie qu’elle ne traversait pas. Combien la vie ainsi pratiquée différait des existences fiévreuses qu’excite et développe le climat du nouveau Paris ! Les habitudes cosmopolites de l’esprit n’avaient pas encore leur raison d’être ; la manie de voyager en idée à travers l’impossible et l’infini ne tentait personne. Un horizon aux lignes précises traçait autour des imaginations les plus aventureuses un cercle infranchissable : la folle du logis était en cellule. L’extérieur même du vieux Paris, l’obstacle des rues étroites et sombres, la masse irrégulière des noirs quartiers agglomérés, figuraient aux yeux ces barrières légales et ces clôtures multipliées où l’ancien régime claquemurait l’activité des individus ; on était citoyen de son quartier, habitué de sa paroisse, membre de sa corporation. La vie s’écoulait, paisible, uniforme, développant comme une eau captive son cours tracé d’avance sans jamais perdre de vue l’ombre du clocher natal, l’église où reposaient les souvenirs pieux de la famille, où la même tombe entr’ouverte attendait les générations. Entre ce terme toujours présent et ce point de départ si rapproché, les formes réglées du devoir professionnel, les affections, resserrées elles-mêmes comme cette vie sans rayonnement, s’emparaient de l’homme, occupaient son âme et remplissaient la capacité de son esprit. C’est ce qui nous explique pourquoi ces mémoires contiennent une foule de détails dont l’intérêt, exclusivement local et municipal, est nul pour la postérité. Tous ces faits divers avaient eu leur jour de vogue et de bruit dans le voisinage ; or il est clair que le bourgeois de Paris, en rédigeant sa chronique, songe à son quartier avant dépenser au reste du monde.

Sur des hommes façonnés par ce régime, immobilisés dans ces habitudes séculaires, quel a dû être l’effet de surprise et de trouble causé par les événemens de 1789 et aggravé par les catastrophes imprévues, quoique préparées, qui se déroulèrent avec une destructive rapidité ? Comment la révolution a-t-elle été possible dans un pays où la masse était encore si solide et si calme ? Il faut dire que, sous le règne de Louis XVI, quelques années avant la crise finale, les mœurs de la bourgeoisie parisienne avaient subi une notable altération. Le tableau que nous venons de tracer est vrai, surtout si on l’applique aux générations du XVIIIe siècle qui avaient déjà disparu ou qui avaient vieilli en 1789 ; l’empreinte de l’ancienne discipline était si forte sur celles-là qu’elles résistèrent, à l’action d’une atmosphère dissolvante. Derrière les premiers rangs, chaque jour éclaircis, montait une impatiente jeunesse qui apportait dans les vieux cadres, dans les traditions discréditées, tous les fermens de l’esprit nouveau. On vit alors se produire une de ces révolutions qu’une expérience réitérée nous a rendues si familières : l’opposition radicale qui grandissait à côté de l’opposition parlementaire,