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mais en s’y prenant mieux. Fichte avait voulu construire le réel par l’idéal ; Schelling renverse la chose et cherche à faire sortir l’idéal du réel. Les deux philosophies n’étaient d’ailleurs, sous des formes diverses, qu’un simple retour à la doctrine de Spinoza, à la philosophie de la nature. C’est Hegel qui en fera les grandes applications à l’histoire, à la politique, à la religion ; pour les services qu’il aura rendus, il se fera couronner par l’Allemagne et malheureusement oindre aussi quelque peu à Berlin. Ainsi se termine la révolution philosophique. Hegel a fermé ce grand cercle. En même temps cesse le divorce lamentable entre la chair et l’esprit, entre la nature et Dieu, entre le réel et l’idéal, dont l’humanité souffre depuis des siècles. La vraie, l’unique religion commence pour le bonheur de l’Allemagne et du monde.

Tel est, d’après Henri Heine, le sens et le but des évolutions que l’Allemagne a parcourues. A travers les audaces colossales du poète se dégage une image inattendue de la race elle-même qu’on nous montre en affinité intime avec cette philosophie nouvelle, « soupirant après des mets plus solides que le sang et la chair mystique, » lasse de conspirer en secret contre l’usurpation de l’esprit, et se réconciliant dans un hymen définitif avec la nature. C’est là une révélation hardie qui vient déconcerter toutes nos habitudes d’esprit et priver d’emploi une foule de phrases honnêtes sur l’âme tendre et rêveuse et les goûts spéculatifs de nos voisins. Aucune objection ne trouble Heine dans son inflexible certitude. Il accumule tant de preuves autour de sa thèse, il en donne tant de démonstrations variées qu’on finit par se rendre à cette dialectique éblouissante. Tout au moins, quand on a fait la part de l'humour, de la fantaisie, de la verve démoniaque qui emporte le poète, reste-t-il une conception nouvelle de ce peuple que naguère encore nous nous figurions habiter les nuages, sur les cimes de l’idée pure, et qui manifestement en est bien revenu aujourd’hui. Il se prépare même, dit-on, sur cette pauvre terre un établissement aussi solide, aussi confortable, aussi étendu que sa fortune et ses forces lui permettront de le faire.

Quand une fois on a renoncé au royaume des ombres et des chimères, quand on a quitté pour n’y plus revenir les lurida regna, on devient, à ce qu’il paraît, terriblement exigeant sur les satisfactions d’un certain ordre. C’est ce qui est arrivé pour le peuple allemand. Une ambition très positive s’est éveillée en lui : il veut être maître de la terre.

Hegel et tous les penseurs à sa suite n’hésitent pas à lui promettre la suprématie universelle, l’empire du monde. Et qu’on le remarque bien, il ne s’agit pas d’une domination mystique par la