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mêmes se mettaient à l’école de l’Allemagne ; ils renouvelaient leurs méthodes, ils transformaient leurs habitudes d’esprit. Notre philosophie s’approchait d’abord avec une crainte respectueuse, puis avec une ardeur passionnée, de l’obscur sanctuaire où se prononçaient les oracles nouveaux. En même temps, des admirateurs sincères ne cessaient de nous montrer au-delà du Rhin, dans ces races chastes, sévères et fortes, les plus beaux modèles de la vie spéculative, la recherche désintéressée du vrai, la plus haute culture de l’esprit, l’individualisme religieux dans son plus libre épanouissement, la notion du droit enfin approfondie à l’école de Kant, et qui semblait si bien d’accord avec l’instinctive moralité de ce peuple.

Qui donc nous a brusquement tirés de ce beau rêve ? Prenons garde cependant à notre tour, et ne cédons pas à un mouvement de réaction injuste. Sachons nous défendre contre des entraînemens violens ou puérils ; la plus légitime colère est un mauvais juge. Ce serait faire preuve de faiblesse d’esprit que de renier nos sympathies par dépit contre les événemens. Kant et Schelling ne doivent porter en aucun cas la responsabilité de nos malheurs, et celui de nous qui pour de pareils motifs goûterait moins Schiller ou Goethe, celui-là prouverait qu’il est un excellent patriote et un médiocre esprit. Mais ce qui est légitime, c’est de ne pas paraître dupe et surtout de ne pas vouloir l’être. On peut se demander, tout en mettant à part notre admiration pour les grands penseurs qui ont illustré cette race, si l’on ne s’est pas quelque peu mépris sur les vraies tendances de la race elle-même, s’il est vrai qu’elle ait reçu une révélation plus claire que les autres du devoir, que le devoir soit tout pour elle, la réalité suprême, s’il est vrai enfin que ce peuple vive si profondément au sein de l’ordre moral que tout autre intérêt le trouve étranger et comme dépaysé au milieu des passions et des convoitises de ce monde.

Je ne fais que poser la question. Je la laisse à résoudre aux Allemands eux-mêmes, que j’appelle ici en témoignage. Ils avaient accueilli avec un plaisir bien naturel, non pourtant sans quelque raillerie, la louange de Mme de Staël, qu’ils appellent encore la bonne dame (die gute frau). Sur ce sujet, les plaisanteries de Henri Heine ne tarissent pas. L’Allemagne de Mme de Staël, c’est pour lui « un nébuleux pays d’esprits où des hommes sans corps et tout vertu se promènent sur des champs de neige, ne s’ entretenant que de morale et de métaphysique. » L’impitoyable railleur, l’Aristophane hégélien n’a pas assez d’épigrammes pour cette pâle contrefaçon de l’Elysée, où il se refuse à reconnaître les corps très réels et les esprits très substantiels de ses robustes compatriotes. Il nous prouve surabondamment que l’on méconnaît cette forte race, douée d’un grand