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avide; mais elle réussit à se contenir, et à ne prendre la tranche que je lui présentais qu’avec une réserve décente. Elle y goûta et parut surprise : — Mais c’est de la viande? dit-elle.

— Oui, miss; j’espère que vous la trouverez à votre goût.

— Oh ! dit-elle ravie, j’aime bien cela; jamais je n’ai rien mangé d’aussi bon. — Elle ne se fit pas prier, l’appétit paraissait lui venir en mangeant. Je faisais semblant de grignoter un morceau pour l’encourager, et j’avais soin de me détourner fréquemment pour ne pas la gêner lorsqu’elle voulait étendre la main. Elle fut bientôt à bout de mes provisions.

— Eh bien! miss O’Neil, lui dis-je, êtes-vous satisfaite?

— Oh! sir, répondit-elle avec un profond soupir, ç’a été le meilleur repas de ma vie. Où fabrique-t-on ces choses que vous aviez dans la sacoche?

— On les fabrique à Belfast, miss.

— Oh ! Belfast,... c’est là qu’il y a des gens riches, dit-elle, tous des Anglais !

En tirant les sandwiches de mon sac de voyage, je m’étais aperçu que j’y avais fourré un foulard de soie rouge; je le pris, et l’offrant à Honnor : — Miss O’Neil, lui dis-je, je vous prie d’accepter ce foulard en souvenir de ma visite et du déjeuner que nous avons fait en camarades.

— Ah! comme c’est doux au toucher! s’écria-t-elle en passant la main sur l’étoffe. — Elle jeta le filet et noua le foulard autour de son cou. — Jamais, reprit-elle, je n’ai rien eu de si beau. Je vous remercie, sir, vous êtes bon. — À ces mots, elle se pencha vers moi et me tendit la main. Elle tremblait. J’eus le cœur rempli d’une profonde pitié pour cette pauvre créature, vouée si jeune à une effroyable misère, condamnée à s’étioler sous l’étreinte de la faim, avec la conscience que dans ses veines coulait du sang royal; — c’était là l’ironie de sa destinée. Je pressai sa main froide en m’inclinant. Pensive, elle balançait tristement sa tête gracieuse; nous nous tûmes tous les deux.

Tout à coup elle se leva comme frappée d’une inspiration soudaine : — Moi aussi, s’écria-t-elle gaîment, je puis vous offrir quelque chose.

Elle courut vers le fond de la caverne, y resta quelque temps à fouiller, puis revint avec plusieurs fragmens brillans de cristal de roche. Les pêcheurs trouvent ces pierres au fond du lac, parfois même des pierres plus précieuses telles que des opales, et ils les vendent aux voyageurs pour quelques pence comme souvenirs du Laugh-Neagh. Honnor étala ses cristaux devant moi, et me pria de les emporter.