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c’est dans ce pays des oiseaux, « qui chantent dans les arbres et louent le Seigneur nuit et jour, » que Luther, habillé en chevalier, la barbe et les cheveux longs, isolé du reste du monde, oisif et ennuyé tout le jour, se mit à étudier sérieusement le grec et l’hébreu. Quand on parle de l’oisiveté d’un Luther, on comprend ce que cela veut dire. Non-seulement Luther ne reste pas une semaine sans recevoir des nouvelles et des lettres de ses amis de Wittenberg, auxquels il répond longuement, mais dans son « île de Patmos » il lance des libelles contre ses adversaires, il rédige des traités sur la confession, les vœux monastiques, le célibat, la messe ; il écrit des postilles ou commentaires en allemand sur les épîtres et évangiles de l’année ; enfin il continue l’explication des psaumes. Lorsqu’il manquait de livres, Mélanchthon lui en envoyait. Ajoutons qu’il lit la Bible dans le texte, et qu’à cet effet il apprend le grec et l’hébreu[1]. Cependant un homme habitué à faire deux sermons par jour, à disputer contre tout venant, à recevoir des lettres et des écrits de toutes les parties du monde, à prolonger le repas du soir par d’interminables causeries avec ses bons amis, — cet homme-là se trouve ici oisif, inoccupé, et, suivant son expression, dans un désert.

Au moins faut-il avouer que, de mai à septembre, ce désert fut un paradis. Luther courait des journées entières à travers champs, dans les bois, au soleil de juin, et, lorsqu’il était fatigué, il s’asseyait au pied d’un arbre, ouvrait sa Bible, et lisait ou du moins s’efforçait de lire, car les oiseaux avaient de ces notes tendres qui le troublaient profondément. Il voulut connaître la chasse, « cette volupté de héros, » comme il l’appelle. Il chassa pendant deux jours. Cette volupté lui parut amère. Un pauvre petit lièvre qu’il avait sauvé, caché dans une manche de sa robe, fut mis en pièces par les chiens sous ses yeux. Luther en prit texte d’oraison : « voilà comme le pape et Satan perdent les âmes que je voudrais sauver ! » Il aimait mieux ses promenades solitaires dans la plaine ou dans la forêt. Une simple fleur des champs, une violette des bois jetait cette âme exquise et poétique dans des ravissemens sans fin. Cependant cette libre et joyeuse vie lui était plus pénible que celle du cloître. Bien que dominé par un monde de pensées et de passions intérieures, chaos d’où la lumière se séparait lentement d’avec les ténèbres, il ne pouvait pourtant fermer les yeux au monde extérieur, et, seul dans cet éden en fleurs, le pauvre moine éprouvait des sensations étranges. Il souffrait horriblement ; il était très malade, moins pourtant qu’il ne le croyait. Il décrit souvent son mal à Mélanchthon en des termes trop naïfs pour être traduits. Le bon disciple envoyait au docteur

  1. De Wette, Briefe, 14 mai et 10 juin 1521. — Hebraica et grœca disco.