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et avec la probabilité d’accroître son importance personnelle. Si l’habitude de recourir à l’observation et à l’expérience était ordinaire, peu d’hommes oseraient se livrer avant d’avoir acquis l’autorité par des études indispensables, et l’oubli de ce devoir serait le plus souvent marqué d’une légitime réprobation.

Par la pratique de la science, on aurait appris à se tenir en défiance des assertions dont l’exactitude n’a point été scrupuleusement vérifiée, à concevoir toujours la pensée d’un examen complet, à songer à toutes les sources d’information possibles avant de croire, à garder le doute et à suspendre ainsi tout jugement définitif tant qu’il reste quelque chose à connaître. Avec les qualités de l’observateur se développent l’amour du bien, la passion du vrai et la crainte de l’erreur au point souvent de tyranniser l’esprit. L’astronome Méchain, chargé des travaux à exécuter entre Rhodez et Barcelonne pour la détermination d’un arc du méridien terrestre, se trompa dans son calcul ; le pauvre savant ne put se consoler, et, nous rapporte son ami et confrère Delambre, il mourut presque aussitôt de chagrin. « La crainte d’alléguer un fait inexact me remplit de confusion, » dit l’illustre historien de la révolution française, du consulat et de l’empire[1]. Tel est en effet le sentiment qui s’empare de l’âme chez les hommes voués à l’étude et travaillant avec le désir de faire luire la vérité et d’accroître le savoir. Seuls, les gens qui s’adonnent à des recherches profondes savent ce que peut souffrir l’auteur consciencieux s’apercevant d’une faute qu’il a commise. Honteux, imaginant que chacun lit sur son visage ce que tout le monde ignore, il se reproche d’avoir par trop de précipitation négligé un côté de la question, d’avoir oublié un moyen de contrôle, d’avoir manqué d’une patience inébranlable, de s’être laissé vaincre par la fatigue, et, la faute reconnue, il l’avoue. Lorsqu’on voit l’esprit d’investigation agir de la sorte, est-il possible de ne pas demander qu’on l’encourage et qu’on le développe chez la jeunesse à une époque où les habitudes prises influent sur la conduite de toute la vie ?

Dans toutes les carrières, la méthode scientifique et l’art d’observer procurent des avantages incomparables. Les qualités éminentes que l’on exige d’un chef d’armée ne peuvent dériver d’une autre source. C’est la pénétration dans l’examen de nombreux détails formant un vaste ensemble, c’est la vue claire d’après tous les indices de l’effet qu’on est en droit d’attendre à l’instant de l’action, c’est la sûreté d’appréciation des obstacles et des circonstances favorables, c’est l’imagination de tous les moyens possibles de se renseigner sur les forces et sur les positions de l’ennemi, — en un mot

  1. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, t. XII, avertissement.