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peut toucher à la liberté absolue des églises ; aucune assemblée ne peut supprimer le jury ni la publicité des débats en matière civile ou criminelle ; aucune assemblée ne peut interdire le droit d’association, de réunion, de pétition ; aucune assemblée ne peut autoriser un monopole, établir des privilèges héréditaires, ni prendre des mesures préventives contre la presse. Le législateur ordinaire n’a donc que la gestion des intérêts généraux. Toutes les libertés qu’un gouvernement a pour objet de garantir restent sous la garde du peuple ; chaque citoyen peut en toute sécurité vaquer à ses affaires sans craindre que, dans un moment de colère ou d’erreur, des députés ignorans ou ambitieux n’attentent à sa personne ou à ses droits.

Ce caractère des constitutions américaines explique comment aux États-Unis les chambres n’ont pas le rôle prépondérant de nos assemblées. L’opinion ne les regarde point comme souveraines ; elle n’en attend ni la rénovation ni le salut du pays. Tout ce qu’on leur demande, c’est de faire de bonnes lois civiles et commerciales, de régler au mieux les affaires communes et de surveiller l’administration. Il n’est point de pays où un plus grand nombre de personnes figurent dans les chambres[1] ; mais il n’en est aucun où les députés puissent se faire moins d’illusion sur la modestie de leur situation.

Je ne doute pas que cette conception politique ne surprenne plus d’un lecteur. La révolution nous a rompus au despotisme des assemblées, et c’est d’hier seulement qu’en France on commence à parler des limites de l’état. Cependant, si l’on regarde l’histoire, on y verra que le progrès de la liberté n’est autre chose qu’une réduction successive du gouvernement. Qu’un prince ou qu’une assemblée s’attribue le droit de régler la religion d’un peuple, la tyrannie est la même : il n’y a de différence que dans le nombre des persécuteurs ; mais que la loi ou les mœurs mettent la conscience humaine en dehors et au-dessus de la politique, aussitôt paraît la liberté religieuse avec tous les bienfaits qui l’accompagnent. Pourquoi ce qui est vrai de la religion ne le serait-il pas de l’enseignement ? Pourquoi le jury, la libre défense, la publicité des débats, la liberté de la presse, l’égalité civile et tant d’autres droits qui ont pour eux l’épreuve des siècles ne seraient-ils pas considérés comme des conquêtes définitives sur lesquelles aucune assemblée ne peut revenir ? Ainsi l’ont pensé les Américains, pour qui ces droits étaient un héritage de famille ; c’est à cette heureuse idée que j’attribue pour une grande part le développement pacifique de la démocratie

  1. En 1864, la Grande-Bretagne, avec 30 millions d’habitans, était représentée par 1,100 membres environ, lords et communes ; les États-Unis, avec 34 millions d’habitans, avaient 5,200 sénateurs ou députés. — Jameson, p. 109.