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construites à l’entrée du faubourg Saint-Martin. Le 22e corps se retire par la route de Cambrai, le 23e par la route du Cateau. Sur les pas de nos soldats, l’ennemi entre dans la ville après y avoir envoyé des obus. La nuit est tombée, les rues sont désertes ; les hurrahs font trembler les habitans dans les maisons, 6,000 ou 7,000 des nôtres sont pris dans la ville : c’étaient les soldats débandés, perdus, fatigués, et les compagnies qui s’étaient dévouées pour retarder la marche de l’ennemi ; mais plus de la moitié de ces prisonniers parvint à s’enfuir et à rejoindre l’armée. Les pièces de montagne, abandonnées sur les barricades, tombent au pouvoir de l’ennemi ; mais nos quinze batteries de campagne n’ont perdu ni une pièce ni un caisson.

Ce fut une triste nuit pour Saint-Quentin et les environs que celle qui suivit la bataille. « Avez-vous des parens à Saint-Quentin ? demandait le soir de la bataille un colonel saxon dans une maison de Vendeuil. — Oui, lui répondit-on. — Je le regrette, reprit-il, car nous laisserons nos hommes piller ce soir. » Maintes maisons furent en effet pillées dans le faubourg et dans la rue d’Isle. Nous voulons bien que ce soient des horreurs comme il s’en commet dans toutes les guerres ; mais il faudrait ne pas les commettre pour avoir le droit de se dire une armée modèle. Pas plus que le pillage, l’ivrognerie ne sied au soldat élu de Dieu pour châtier les iniquités de la France. Or ces vainqueurs avaient une soif inextinguible. « Il fallait les voir, nous disait le meunier du Moulin-de-Tout-Vent, quand ils furent arrivés après le départ de nos braves artilleurs ! Ils étaient quatre-vingts, ils se jetèrent dans la cave ; il y avait un peu de vin, ils le boivent ; il y avait du cidre, l’un d’eux, un tonnelier, bien sûr, perce les pièces, et ils boivent du cidre ; il y avait du lait, ils se le disputent ; ils trouvent quelques bouteilles d’eau-de-vie, et les avalent ; il restait quelques jattes de crème, ils les happent avec leur langue, comme des chiens, en grognant les uns contre les autres ! Toute la nuit, il a fallu les servir ; sitôt qu’il y en avait un qui ouvrait l’œil, il demandait à boire, et figurez-vous qu’il y en avait toujours un qui ne dormait pas ! » Ainsi vont les choses dans les maisons où l’Allemand vainqueur a élu domicile. Il s’en donne à cœur joie, et après avoir empli son ventre, ses poches et son sac, il s’endort près de la cheminée où brûle toute la nuit le bois amoncelé.

Cependant nos pauvres soldats, mourant de fatigue et de faim, se traînent péniblement sur les routes que le dégel a détrempées. Ils vont à la débandade : une si jeune armée ne sait pas battre en retraite ; à Cambrai, Valenciennes, Lille, ils donnent le spectacle d’une lamentable déroute. Les télégrammes allemands chantent victoire, et Guillaume, étrennant son titre impérial, dénombre les