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trop doucement encore. Au Hamel-Seraucourt, un jeune officier prussien entre au plus fort de l’action dans la maison d’habitation de la sucrerie : on y travaillait depuis le matin à préparer une ambulance, mais ce jeune homme est pressé, il frappe avec son sabre sur une table, comme il eût fait à l’auberge. On arrive. « Que demandez-vous ? — Vous devez avoir du champagne ? — Je crois que oui. — Il faudrait en être sûr… » Il n’y avait pas à répliquer ; on descend à la cave. Le Prussien se promène, frisant sa moustache blonde, se pinçant la taille. On apporte une bouteille. « Quelle marque ? demande-t-il. — C’est trop fort, regardez vous-même. — Oh ! ne vous fâchez pas, » et il soulève la bouteille. « Excellente marque ! Le colonel l’apprécie beaucoup. Il en faut quinze bouteilles, » et il sort en saluant suivant toutes les règles de l’art. Sans avoir cette assurance, les troupes de réserve qui depuis le matin encombrent les villages sont cependant fort exigeantes. Après avoir bien mangé, le soldat se fait faire des tartines, qu’il emporte ; après avoir bien bu, il fait emplir sa gourde. Beaucoup de ces héros sont ivres. Vers deux heures, leur fureur est à son comble. Les blessés arrivent en foule : on en compte 800 dans le seul village d’Essigny, et des cavaliers sont venus requérir le fossoyeur et des habitans pour cacher les morts aux nouvelles troupes qui entrent en ligne. « C’est votre faute, brigands de Français ! » hurlent les soldats, et ils frappent ; d’autres vont se cacher dans les greniers et les caves. On en aurait trouvé plus de 200 dans les greniers d’Essigny.

La panique ne dure pas longtemps. Par la route de Ham, des renforts qui viennent d’Amiens se portent sur le 23e corps ; le 22e est attaqué sur tous les points par ceux qui arrivent de La Fère. A Vendeuil, à 8 kilomètres de La Fère, l’artillerie, l’infanterie, la cavalerie, défilent depuis le matin ; des troupes stationnent dans le village. On leur fait de la musique pour les distraire. A six heures, il en arrive encore qui viennent de Gonesse ; le lendemain, il en arrivera d’Évreux. On voit que, si M. de Moltke avait donné l’ordre à von Gœben de détruire l’armée du nord, il lui en fournissait les moyens. La bataille est perdue à quatre heures. Du côté du 22e corps, la 2e brigade de la 1re division, menacée d’être débordée par sa droite, cède enfin les hauteurs de Gauchy ; la gauche suit ce mouvement, et notre artillerie, après avoir dirigé sur l’ennemi ses plus formidables bordées, rentre dans Saint-Quentin par le faubourg d’Isle ; elle est protégée dans sa retraite par la barricade établie dans le faubourg et qui est armée de 4 canons de montagne. En même temps le 23e corps était rejeté sur la ville après avoir longtemps disputé le terrain à l’ennemi, qui s’avance sur la route de Ham et le long du canal ; il est protégé par les barricades