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plus efficace. Le 30 octobre 1844, pendant les embarras et les luttes que me suscitait la pitoyable question de Taïti, il m’écrivit de Coppet : « Je vois que la session prochaine sera rude et difficile, vous ferez bien de vous ménager d’ici là ; mais ce qui est plus important, c’est de ne pas accepter le double de la dernière session. et de mettre de bonne heure le marché à la main à vos collègues et à la chambre des députés. Vous avez un ministère qui n’a ni l’avantage d’être une coalition d’hommes distingués qui se soutiennent l’un l’autre, comme était le ministère du 11 octobre 1832, ni celui d’être une troupe de subalternes entre les mains d’un chef, comme le 15 avril 1837 et le 1er mars 1840. Vos collègues sont, du moins pour la plupart, des hommes assez importans pour vous rendre tous les partis à prendre plus ou moins difficiles, pour vous obliger à faire céder votre jugement, et puis ils vous laissent en plein le fardeau sur les épaules. Quand vient le moment de la lutte, chacun tire son épingle du jeu. C’est un métier de dupe que vous ne devez pas faire plus longtemps ; il faut vous en expliquer clairement avec eux, et les avertir que, la première fois que vous ne serez pas soutenu, vous prendrez résolument votre parti. J’en dis autant de la majorité de la chambre des députés : elle veut bien haïr vos ennemis, elle veut bien que vous les battiez ; mais elle s’amuse à ce jeu-là, et toutes les fois qu’ils reviennent à la charge, fût-ce pour la dixième fois, non-seulement elle les laisse faire, mais elle s’y prête de bonne grâce, comme on va au spectacle de la foire. C’est une habitude qu’il faut lui faire perdre en lui en laissant, si cela est nécessaire, supporter les conséquences, sans quoi vous y perdrez à la fois votre santé et votre réputation. Tout s’use à la longue, et les hommes plus que tout le reste, dans notre forme de gouvernement. Il y a quatre ans que vous êtes au ministère ; vous avez réussi au-delà de toutes vos espérances, vous n’avez point de rivaux ; le moment est venu d’être le maître ou de quitter momentanément le pouvoir. Pour vous, il vaudrait mieux quelque temps d’interruption ; vous vous remettriez tout à fait, et vous rentreriez promptement avec des forces nouvelles et une situation renouvelée. Pour le pays, s’il doit faire encore quelque sottise et manger un peu de vache enragée, il vaut mieux que ce soit du vivant du roi, et lorsque rien ne le menace que lui-même. Je ne puis donc trop vous conseiller de faire avant la session vos conditions à tout le monde, de les faire sévères et de les tenir, le cas échéant, sans vous laisser ébranler par les sollicitations et les prières. »

Le conseil était aussi intelligent qu’affectueux ; mais il n’est pas aisé de sortir de l’arène au milieu de la lutte et quand on s’y est engagé pour la défense de graves intérêts. — La majorité de la