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pourrais former un cabinet. Sans rien atténuer de la difficulté et du péril de l’entreprise, en indiquant, outre M. Duchâtel et parmi mes amis, M. de Rémusat et M. Dumon, je prononçai le nom du général Bugeaud : « C’est trop hasardeux, me dit le roi avec une perplexité bienveillante ; je ne peux pas, je n’ose pas. — Je le comprends, sire ; le roi trouvera des moyens moins compromettans, » et je me retirai. Deux jours après, le 15 avril, le Moniteur annonça que le nouveau ministère de M. Mole était formé ; M. Barthe, M. de Montalivet, M. Lacave-Laplagne et M. de Salvandy remplaçaient, aux départemens de la justice, de l’intérieur, des finances et de l’instruction publique, M. Persil, M. Gasparin, M. Duchâtel et moi. La politique de résistance faisait place à la politique qu’on appelait, non de concession, mais de conciliation.

A partir de cette époque, le duc de Broglie n’entra plus dans aucun cabinet, ne se prêta plus à aucune combinaison ministérielle : non qu’il renonçât à la vie publique et au service du gouvernement qu’il avait à cœur de fonder ; mais les événemens auxquels il avait pris une part active et les spectacles auxquels il avait assisté lui avaient inspiré pour les affaires humaines, hommes et choses, ce mélange de respect et de dédain qui s’établit assez naturellement dans les plus nobles âmes quand, après des épreuves répétées, elles ont trouvé l’humanité si imparfaite, si faible, si médiocre, qu’elles se sont vues obligées de se résigner à des succès trop incomplets, et, tout en conservant leurs grandes ambitions, d’ajourner tant de leurs belles espérances. Nul n’était plus étranger que le duc de Broglie à tout sentiment d’irritation ou d’humeur pour des mécomptes personnels, plus courageux et plus ferme dans l’action quand il s’y engageait ; mais par tempérament et par goût il n’était pas un lutteur : la méditation et la résolution calme lui convenaient mieux que la mêlée de l’arène politique. De 1837 à 1840, plusieurs cabinets se succédèrent : M. Molé de 1837 à 1839, le maréchal Soult de 1839 à 1840, M. Thiers en 1840. Après avoir pris part dans la chambre des pairs, avec une modération sévère, à l’opposition qui renversa M. Molé, le duc de Broglie prêta un appui aussi indépendant qu’utile à ses divers successeurs. Pendant mon ambassade à Londres, de février à octobre 1840, il me donna, quant à mes relations avec M. Thiers, redevenu chef du cabinet, les informations les plus exactes et les conseils les plus judicieux ; puis, lorsque le cours des événemens d’Égypte me rappela en France et me fit entrer, comme ministre des affaires étrangères, dans le cabinet formé le 29 octobre 1840, je retrouvai en lui, de 1840 à 1848, toujours l’ami le plus clairvoyant comme le plus fidèle, et dans deux occasions importantes l’associé diplomatique le plus digne et le