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« Soyez sûr aussi que, quoi qu’il arrive, votre nom ne sera jamais prononcé, ni votre rentrée aux affaires provoquée sans votre aveu préalable et formel. Vous êtes de ceux qui décident toujours eux-mêmes de tout ce qui les touche, et je vous aime trop pour ne pas être aussi jaloux de votre dignité que vous-même. »

Même au sein des relations les plus intimes et les plus chères il y a, dans le cours de la vie, des situations délicates qu’il faut reconnaître et ménager avec soin, en ayant soin aussi de n’en pas exagérer l’importance. Envers les susceptibilités que de telles situations éveillent, il n’y a entre hommes sensés et sérieux qu’un remède efficace : c’est la plus entière, la plus imperturbable franchise. Les troubles dans les amitiés vraies proviennent presque toujours de réticences ; pour tout comprendre et mettre chaque chose à sa vraie place et à sa juste valeur, il faut se tout dire ; c’est ce que nous avons toujours fait l’un envers l’autre, le duc de Broglie et moi, et les bons résultats de ce procédé, qui peut quelquefois paraître difficile, ne se sont jamais fait longtemps attendre. Je ne tardai pas à m’apercevoir que les appréhensions que m’avait témoignées le duc de Broglie sur la situation que j’avais voulue dans le cabinet de M. Molé ne manquaient pas de fondement ; je m’étais flatté que, bien que confiné dans mon modeste département, en ayant dans les départemens de l’intérieur et des finances deux de mes plus sûrs amis, j’exercerais sur le gouvernement général du pays toute l’influence dont la politique que je représentais pouvait avoir besoin. Je me trompais ; on ne gouverne pas efficacement par des combinaisons factices et des moyens indirects. Les événemens survenus dans les derniers mois de 1836, le mauvais succès de l’expédition de Constantine, surtout l’insuccès des poursuites judiciaires si nécessairement engagées à l’occasion de la tentative du prince Louis Bonaparte à Strasbourg, mirent la politique de résistance en discrédit et bientôt en question. Je persistai à la soutenir et à réclamer les forces légales dont elle avait besoin. Comme si l’on eût été au lendemain d’une grande et définitive victoire, on reparlait au contraire d’une amnistie ; on se demandait si elle ne désarmerait pas enfin les conspirateurs et les assassins. Le roi lui-même, sans être ébranlé dans ses convictions générales, était ému et perplexe dans ses résolutions. M. Molé se préparait à devenir le chef de la politique de concession. Notre rupture et la dissolution du cabinet furent, en peu de jours, des faits accomplis. Le duc de Broglie était alors à Paris ; nous nous entretînmes à cœur ouvert de la nouvelle situation, comme nous nous étions entretenus, sept mois auparavant, de la crise précédente, et il me retrouva, comme il y avait toujours compté malgré notre séparation momentanée, aussi