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« Mon cher ami, je ne vous ai point écrit durant la crise. Je ne m’y sentais point disposé ; j’ignorais en quelles mains ma lettre pourrait tomber. J’ai d’ailleurs une triste expérience de ces sortes d’aventures, et je sais que la situation changeant, en pareil cas, d’heure en heure, les conseils, lorsqu’ils ont quarante-huit heures de date, viennent trop tard et portent à faux. Maintenant que tout est fini, je vous dirai mon sentiment avec une entière liberté. En ce qui vous touche vous-même, vous avez agi, je crois, avec prudence et discernement. Rentrer comme simple ministre de l’instruction publique, ne rien réclamer pour vous-même, ne rien exiger que dans l’intérêt de votre cause, c’est éviter, autant que cela en vaut la peine, le reproche d’être rentré sans moi, d’avoir pris ma place et sacrifié l’amitié à l’ambition. C’est vous conserver plus libre dans l’avenir, plus disponible pour la diversité des combinaisons qui peuvent se présenter successivement. C’est surtout échapper au danger de contrefaire M. Thiers, et de vous poser en face de lui, avec le même titre, revêtu des mêmes fonctions, ayant derrière vous un petit bataillon de doctrinaires, comme il a derrière lui un petit bataillon de tiers-parti. Tout cela est vrai, j’en demeure d’accord ; néanmoins, il ne faut pas se le dissimuler, cette conduite, raisonnable en elle-même, entraînait nécessairement de graves inconvéniens quant au cabinet qui s’est formé sous de tels auspices. Pour le public et dans son aspect extérieur, ce cabinet a quelque chose de bizarre ; les rangs n’y sont point réglés en raison de l’importance des personnes ; l’homme qui lui donne son nom n’a point figuré activement dans les luttes de ces six dernières années ; dans la chambre dont il est membre, il appartient à la minorité. Pourquoi le personnage principal, celui qui en fait le nœud et la force, se trouve-t-il à la dernière place ? Quand ce ne serait là qu’une apparence, ce serait déjà un grand mal ; mais je crains bien qu’il n’y ait là quelque chose de plus qu’une apparence, je crains bien qu’en vous plaçant, par choix et officiellement, au dernier rang, vous ne vous soyez rendu votre tâche plus rude encore qu’elle ne l’est naturellement. Vous aurez, quoi qu’il arrive, la responsabilité de ce cabinet, il faut que vous en ayez la direction ; mais vous vous êtes imposé la difficulté, avant d’exercer l’ascendant qui vous appartient, de le conquérir chaque jour, en froissant bien des amours-propres. Cela vous sera-t-il possible ? Je l’ignore. Le pourrez-vous longtemps ? Je voudrais l’espérer… Mon avis est, puisque le cabinet actuel est formé, que vous employiez tout ce que vous possédez d’habileté, de persévérance, de soin, d’activité, d’attention, à y maintenir l’union, à le faire durer, j’entends durer tel qu’il est ; s’il éclatait quelque nouvelle crise ministérielle d’ici à quelques mois, c’est à vous que l’on