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abriter derrière les géants du Mecklembourg sa faiblesse et son insolence. Quand M. de Kahlden avait parlé, il traduisait d’une voix sèche, en scandant ses paroles, les ordres de « M. le colonel. » Or M. de Kahlden donna l’ordre aux parlementaires d’aller quérir la commission municipale tout de suite, ajoutant que, si elle ne se dépêchait pas de venir, il brûlerait la ville. Quand la commission arriva, il lui remit une pièce fort curieuse que la ville conserve dans ses archives. C’était un jugement motivé qui frappait la commune : 1° d’une amende de 600,000 fr. « par suite de la proclamation du 18 septembre 1870, signée par M. Anatole de La Forge, ainsi que de plusieurs articles dans le Courrier de Saint-Quentin du 30 septembre 1870, contenant des sentimens calculés d’exciter la population à lui faire prendre les armes, et à exprimer des sentimens hostiles à sa majesté le roi de Prusse ; » 2° d’une amende de 300,000 francs et d’une réquisition de 20 chevaux de selle, « pour avoir, dans la journée du 8 octobre 1870, tiré à coups de feu sur une compagnie d’infanterie et trois escadrons de dragons qui étaient envoyés à la ville sans aucune intention hostile, afin de lui remettre des proclamations, et pour avoir détruit les ponts et moyens de communication avec la ville, et avoir empêché les troupes de remplir leur mission. » Il y avait fort à dire sur ce tarif fantastique qui frappe d’une amende de 600,000 francs l’insulte faite à sa majesté le roi de Prusse, et n’en réclame que moitié pour des coups de feu qui ont jeté par terre 40 Allemands ; mais M. de Kahlden ne souffrit pas qu’on dît la moindre chose. A trois heures, il entra dans la ville et procéda au désarmement de la garde nationale. Une affiche avertit les détenteurs d’armes quelconques d’avoir à les déposer dans un délai de deux heures sous peine de mort. Une autre contenait cette phrase unique : « l’autorité allemande prévient que, si un coup de feu est tiré sur un soldat allemand, six habitans seront fusillés. »

La commission municipale se soumit ; elle fit appel à la bonne volonté des habitans pour trouver sur l’heure 950,000 francs, car les chevaux présentés avaient été tous refusés, et l’amende s’était accrue de 50,000 francs ; les souscriptions volontaires n’ayant point suffi, on eut recours aux banquiers de la ville et à la Banque de France, et l’argent fut intégralement compté. La ville fournit encore du sucre, du tabac, des cuirs en quantités invraisemblables. Le 22 au soir, tout le produit de cette productive expédition était soigneusement emballé dans des voitures réqusitionnées ; puis, avant le jour, sans bruit, avec de si minutieuses précautions que personne n’en fut éveillé, cavaliers et fantassins se glissèrent hors de la ville. M. de Kahlden laissait sur les murs une insolente affiche :