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récalcitrans en entassant sur les chariots des couvertures, des vêtemens d’homme et de femme, des couteaux, des cuillers, de la vaisselle, même des chandeliers et des casseroles. Les habitans menacent de se plaindre aux officiers, au colonel. Or M. le colonel était avec 3 officiers et 150 hommes au château de M. D… Les chevaux mangeaient l’avoine en pleine auge ; les officiers buvaient le champagne à pleine coupe, le ventre à table, le dos au feu, qui flambait si bien qu’un incendie se déclare tout à coup. « J’avais justement, dit le colonel, l’intention de faire brûler cette cassine. » Comme il y devait passer la nuit, il fit pourtant éteindre l’incendie ; mais le lendemain ses hommes chargeaient sur des fourgons une pendule, les plus jolis meubles, des tapis et tout le vin de la cave. Ce colonel ne pouvait punir ses soldats d’avoir volé des casseroles. Le surlendemain, toute la colonne reprenait la direction de Laon.

Pendant que la garnison de La Fère attendait une attaque et s’y préparait, le coup de M. de Kahlden réussissait. Le 20 octobre au soir, le colonel avait appris au village de Brissais-Choigny que les ponts sur l’Oise et sur la Sambre étaient rompus ; mais il avait expédié aux autorités municipales de la commune de Vendeuil, sur le territoire de laquelle les ponts étaient bâtis, l’ordre de les reconstruire avant le lendemain à dix heures du matin sous peine d’une amende de 20,000 francs et d’autres représailles militaires, comme « l’emprisonnement et le fusillement des principaux habitans. » En une nuit, les ponts furent rétablis, les hommes travaillant, les femmes et les enfans éclairant la rive avec des lanternes. Le colonel, comme témoignage de satisfaction, consentit à réduire l’amende à 10,000 fr. ; encore voulut-il bien se dessaisir de 500 francs au profit des pauvres de la commune. Après cette œuvre charitable, il poursuivit sa route. Arrivé vers onze heures du matin au-dessus de Saint-Quentin, il place deux batteries auprès de la route de La Fère, à 3,500 mètres du centre de la ville, et s’annonce par trois obus envoyés sans sommation. La garde nationale était aux barricades, mais l’ennemi ne paraissait pas, il était certain qu’il ne paraîtrait pas. Les trois obus voulaient dire que M. de Rahlden était là et qu’il attendait ; d’autres, qui arrivaient par intervalles inégaux, prouvaient qu’il s’impatientait. Le commandant des pompiers et un officier de la garde nationale qui entendait l’allemand partent avec le drapeau blanc. Aux avant-postes, ils trouvent un officier de landwehr qui les mène à M. le colonel. Celui-ci était dans un champ à la tête de ses cavaliers. Près de lui se tenait comme interprète un jeune homme du nom de Berg, Belge de naissance, Allemand de profession ; on lui gardera un long souvenir dans le département où il fut, durant toute l’occupation, l’instrument haineux des rigueurs de l’ennemi. Le lorgnon sur le nez, blond, petit, grêle, il semblait