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c’est une infamie ! J’en veux tirer une vengeance dont on parlera dans mille ans ! » Et comme le maire essaie de parler : « Silence, c’est moi qui commande ici ! » Les soldats tiennent couchés en joue les conseillers et les personnes qui se sont réfugiées à l’hôtel de ville. L’œil fixé sur leur général, ils n’attendent qu’un signe, et leur visage dit qu’ils le désirent. Cependant le maire, d’une voix calme, rejette au nom de la ville toute complicité dans l’événement, parle des dépêches qu’il a envoyées au ministère de la guerre pour démontrer que la ville ne pouvait se défendre. Le duc reste muet, le visage altéré par la fatigue, l’émotion, la douleur de sa blessure. On lui offre un verre d’eau. — « Je n’ai pas confiance ! » s’écrie-t-il en l’écartant de la main. Heureusement le comte Alvensleben arrive ; avant de se présenter dans la ville comme parlementaire, il y avait, dit-on, passé deux jours sous un déguisement ; il prend la défense de la ville, intercède pour elle et fait les plus louables efforts pour calmer le prince. Celui-ci cède enfin ; il ordonne que le général et le préfet seront arrêtés et traduits devant un conseil de guerre, et que des otages répondront de la sécurité de ses soldats. Son escorte relève les fusils, et les officiers font cesser le massacre dans les rues. Les habitans courent alors à la citadelle. Le spectacle était plus horrible que celui d’un champ de bataille, car beaucoup vinrent là pour reconnaître un des leurs, qui remuèrent inutilement un tas informe de chair humaine. On transporta toute la journée à l’Hôtel-Dieu les blessés et les restes des morts, et fort avant dans la nuit on entendait encore dans les rues le pas des brancardiers et la plainte des blessés. La lumière s’est faite sur ce lugubre épisode, et l’on ne peut plus douter que l’unique auteur de la catastrophe ne soit le garde du génie Henriot, vieux soldat auquel les malheurs de la patrie avaient troublé la tête.

Au moment où l’ennemi s’établissait ainsi au chef-lieu, tout le sud du département était couvert par l’invasion. Poussant son aile droite jusqu’à Crépy, au nord-est de Laon, à quelques kilomètres de La Fère, l’armée allemande descend en trois colonnes dans la direction du sud-ouest. La première, qui a traversé Laon, va passer l’Aisne au pont de Cuise-la-Motte ; elle atteindra bientôt Pîerrefonds et Compiègne. La seconde passe par Braisne, Villers-Cotterets, et envoie ses coureurs jusqu’à Chantilly. La troisième suit la vallée de la Marne, et se dirige sur Meaux par Château-Thierry. Dans cette dernière ville passent le roi Guillaume et M. de Bismarck, hommes prudens qui craignent de trouver sur la grande route de Paris quelque fusil à l’affût.

Les populations attendaient l’ennemi dans une indicible terreur. Quand il arrivait après avoir été vingt fois annoncé par de fausses rumeurs, et qu’on voyait s’avancer dans la plaine, graves,