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douce vers un pont de pierre jeté sur un ruisseau qui s’appelle l’Eyre. En arrivant au pont, on a devant soi un village suspendu au flanc d’un coteau et entouré de noyers ; à droite et à gauche, on voit courir le ruisseau, qui promène son eau verte parmi des cailloux, des trembles et des saules. Marguerite n’aperçut ni le village ni la rivière ; elle vit seulement Joseph, arrêté sur le pont. C’était son destin qui l’attendait là ; elle n’essaya pas de s’enfuir, elle marcha droit à lui. Joseph la regardait venir avec quelque surprise, ayant peine à la reconnaître sous un déguisement qui l’affligeait. Sans doute ce bonnet de tulle et cette robe courte ne nuisaient point à sa beauté ; mais ce n’était plus tout à fait la Marguerite qu’il espérait, celle qu’il voyait en rêve et qu’il avait juré de posséder. Toutefois son déplaisir s’évanouit bientôt ; il avait dans la tête des pensées plus sérieuses.

Il se laissa tomber à genoux au milieu du pont et s’écria d’une voix qui semblait sortir de sas entrailles : — Votre père avait raison, je suis un misérable. Écrasez-moi sous vos pieds. Je vous ai proposé un marché infâme, et j’ai usé de violence pour vous extorquer votre consentement. Voici les deux papiers, faites-en ce qu’il vous plaira. Je vous rends votre liberté.

À ce mot, elle secoua la tête, et un sourire amer plissa ses lèvres. Dorénavant quelle liberté lui restait-il ? Celle de choisir sa mort. Elle préférait le couteau, et se proposait de s’en expliquer en toute franchise. En attendant, elle saisit avidement les papiers, et, priant Joseph de lui donner une allumette, elle jeta dans l’air deux chiffons enflammés, dont le vent livra la cendre au ruisseau. Accoudée sur le parapet, elle contemplait cet évanouissement. Après cela, elle pouvait mourir, elle avait réparé sa faute ; le reste ne la regardait plus.

Le sentier où ils s’engagèrent, et qui remonte le cours de l’Eyre, conduit à des endroits sauvages et infréquentés. Depuis le dernier jour où ils s’étaient vus, un événement s’était passé, qui, bien que le monde ait eu le loisir de s’y habituer, ne laisse pas d’avoir toujours pour lui l’étrangeté d’un miracle ; c’est le printemps que je veux dire. On avait dépassé la mi-avril, on était dans ce premier renouveau, dont les grâces inachevées ont le charme d’un commencement. Quelques arbres s’étaient déjà revêtus d’un feuillage léger qui promettait de l’ombre plus qu’il n’en donnait, et laissait le regard habiter les bois, s’égarer dans les lointains. Les haies étaient blanches d’aubépine fraîchement éclose ; dans les vergers, à l’entour des villages, les pêchers en fleurs dessinaient des nuages roses. La chevelure naissante des saules pendait dans le ruisseau, et les herbes nouvelles se mariaient aux vieilles mousses. La