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avait rempli de son rire une maison de campagne appelée Mon-Plaisir. Si invraisemblable que cela parût, il y avait identité entre ces deux personnes. — Que voulez-vous ? disait-elle à demi-voix. On est à la merci des événemens, et les événemens enfantent des monstres, et le malheur est un horrible engrenage ; qu’il vous tienne seulement par le bout du doigt, il aura bientôt fait de vous prendre les deux bras et la tète. De qui donc est-ce la faute ? On est une bonne fille, on ne demande qu’à bien faire, on a toutes les bonnes intentions, on ignore que les bonnes intentions sont des fléaux ou des pièges ; un jour, dans la meilleure pensée du monde, on commet une imprudence, et il se trouve que cette imprudence vous conduit aux abîmes. Alors on s’en tire comme on peut, on finit par écrire des lettres, on les envoie, et il y a des facteurs qui les portent sans se douter que ce qu’ils tiennent dans leur main et ce qu’ils font payer quatre sous, c’est l’honneur et la vie de Margot… — Telle était son histoire ; c’est ainsi qu’elle avait commencé, c’est ainsi qu’elle finissait, et tout cela s’enchaînait, tout cela ne pouvait être autrement. Cette lettre était la solution nécessaire, l’inévitable dénoûment de la tragédie. Elle la fit partir dans l’après-midi.

Le lendemain, elle reçut la réponse, qui portait ceci : « Oui, oui, mille fois oui. Mourir avec vous, quelle fête ! »

À son tour, elle répondit aussitôt : « J’ai votre parole, et vous avez la mienne. Je vous demande quatre ou cinq jours pour prendre les dispositions nécessaires, et je vous écrirai ensuite pour vous donner rendez-vous ; mais vous vous engagez à ne pas quitter Arnay pendant ces cinq jours et à ne pas m’écrire. Si vous manquiez à cet engagement, tout serait rompu. »

Pourquoi demander ce délai ? C’est qu’apparemment elle avait vingt et un ans, et qu’à cet âge on a la divine bêtise de l’espérance, qu’on s’obstine à croire à l’imprévu, aux miracles du hasard, à l’événement sauveur qui demain peut-être entrera par la porte ou la fenêtre ; pour lui donner le temps d’arriver, on pousse les jours avec l’épaule. Marguerite employa utilement ce délai de grâce qu’elle n’avait pu se refuser. Peu avant de tomber malade, pour occuper ses longues heures de solitude, elle avait formé le projet d’envoyer à la fille du fermier de son père un habillement complet à la mode de Bourgogne, lequel se composait d’un bonnet de tulle froncé par derrière et garni d’une ruche, d’un fichu en foulard ponceau, d’un collier de jais auquel pendait une croix d’argent, d’une robe courte en reps noir à pleine main, d’une paire de bas chinés et de souliers à boucles. Elle avait déjà bâti le bonnet, taillé le corsage et la jupe ; mais la fièvre cérébrale ayant donné contre-ordre, ce vêtement ébauché avait été remisé au fond d’une armoire.