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pauvre nacelle, désemparée et démâtée, faisant eau de toutes parts, était condamnée à un inévitable naufrage. À quoi bon tirer à la rame ? Il ne lui restait plus que de se coucher à fond de cale et de se laisser emporter à la dérive.

Le surlendemain, elle reçut une lettre de Mme d’Ornis. « Qu’avez-vous fait de mon fils, madame ? lui écrivait sa belle-mère, et quel inexplicable pouvoir exercez-vous sur lui ? Avais-je tort de blâmer son mariage ? Dès le premier jour, j’avais prévu les suites de ce coup de tête. Cependant les choses ont marché plus vite que je ne pensais. Je ne comprends rien à ce qui s’est passé entre vous, et je désire n’y jamais rien comprendre. Ce qui me paraît certain, c’est que mon fils s’exile volontairement de chez lui pour vous laisser le champ libre. Un tel exemple de générosité est unique dans l’histoire des mariages. Désormais la maison vous appartient tout entière ; vous y recevez des visites fort singulières et un peu compromettantes ; chacun choisit à sa guise son monde et ses amitiés. Je ne savais pas Roger si débonnaire ; mais vous faites des miracles. Puisse le château d’Ornis vous être, madame, un séjour agréable ! Je suis bien trompée, ou vous finirez par vous y croire chez vous. »

En lisant cette lettre, qu’elle déchira en morceaux, Marguerite avait senti rouler dans ses yeux des larmes d’indignation ; elle les sécha par un effort de sa volonté. — Ne faut-il pas que je me figure que cette maison est à moi ? s’écria-t-elle. Si je cessais de le croire, où donc irais-je ? — La veille, elle était allée jusqu’au bout du village pour se distraire un peu. Partout sur son passage elle avait entendu des chuchotemens ; on se poussait le coude en la voyant venir ; les petits enfans eux-mêmes, qui mangeaient leur soupe sur le pas des portes, plongeaient leur tête dans leur écuelle à son approche, et la relevaient vivement dès qu’elle avait tourné le dos, pour contempler, bouche béante, ce loup gris, cette grande bête de l’Apocalypse. Marguerite avait résolu de ne plus mettre les pieds dans Ornis, de ne se promener que dans son parc. Elle possédait ce parc au même titre qu’un prisonnier possède sa prison, et un malheureux son malheur.

Les chagrins foisonnaient dans son pauvre cœur, petits ou grands, ridicules ou tragiques. Une semaine après le départ de son mari, elle reçut de ses parens une épître de dix pages au moins. Son père lui mandait que sa rencontre avec Joseph l’avait rendu malade, qu’il avait gardé le lit pendant huit jours. Il en sortait pour lui reprocher dans les termes les plus vifs son impardonnable imprudence et son inexcusable légèreté. — Il faut absolument, ajoutait-il, que nous ayons le mot de ce mystère. Si tu veux recouvrer notre affection, fais-nous ta confession tout entière, sans rien omettre, sans