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mois, il y a un départ ; quatre somptueux paquebots du port de quatre mille tonneaux, le Great Republic, le China, l’America et le Japon, parcourent alternativement en une moyenne de vingt-deux jours les quatre mille cent soixante-quatorze milles[1] qui séparent Yokohama du Nouveau-Monde.

Les voyageurs privilégiés, c’est-à-dire ceux qui ont des loisirs, devront s’arrêter au Japon le plus longtemps qu’il leur sera possible. Si, quelques mois après leur arrivée, ces voyageurs repartent légers d’argent, ils seront en échange riches d’impressions. Yokohama, le seul point où les bateaux américains fassent relâche en se rendant en Californie, ne peut donner à ceux qui y passent seulement quelques jours une idée bien complète des mœurs et des coutumes du pays ; cette ville est bâtie au milieu d’un marais imparfaitement desséché, et la population indigène est une des moins honnêtes de l’empire. Cependant, sans aller jusqu’aux ravissantes résidences qui entourent Nagasaki, Hiego, Osaka, Kagosima, sans pousser même jusqu’à Yeddo, — distant de Yokohama de trente kilomètres, — à peine débarqué, on peut constater la supériorité écrasante du Japonais sur le Chinois. Le premier en effet est artiste dans toute l’acception du mot, le second est marchand à un tel degré qu’il peut se vendre lui-même ; l’un établit des voies ferrées, frappe sa monnaie, pose des fils télégraphiques, fond ses canons, fabriquera bientôt ses armes, autorise même dès aujourd’hui les marins et les officiers de son armée à porter nos costumes, l’autre a horreur du progrès ou plutôt des innovations, mais il prend nos vices et achète aux Anglais les armes dont il a besoin et qui lui sont reprises chaque jour par ces mêmes Anglais sur les bateaux des pirates. Le Chinois se laisse tuer sans manifester aucune crainte de la mort, mais il ne saura pas défendre sa vie ; le Japonais ne succombera dans une lutte qu’après avoir vaillamment combattu. Le céleste est très avide de plaisirs sensuels : pour se procurer la piastre qui lui donnera l’opium et ses énervantes rêveries, il aliénera sa liberté ; les Japonais ne boivent que le saki, liqueur inoffensive produisant à peine une ivresse légère : on ne peut nier qu’ils n’aillent fréquemment dans les maisons à thé, mais ils y passent leur temps en causeries fines et railleuses ; ils ne s’expatrieront jamais par misère ou par intérêt. En Chine, on aime la nature du royaume de Lilliput, les arbres petits, les fleurs microscopiques ; on y reste pâmé devant une imitation de la mer avec poissons, algues, brisans, le tout contenu dans une vasque de quelques pieds de diamètre. Au Japon, on aime la nature telle que Dieu l’a faite,

  1. 7,730 kilomètres, le mille marin étant de 1,852 mètres.