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s’endormait autrefois dès que les chaînes des rues étaient tendues, et que la cloche des églises avait sonné le couvre-feu.

Canton est complètement abandonné par les étrangers, et son ancienne prospérité commerciale n’existe plus. Quelques résidens européens, représentans des maisons de Hong-kong, vivent encore au nombre de dix ou douze à Hanam, mais on les voit rarement en ville. Chu-kian m’assure que je dois être en ce moment le seul diable rouge, red devil, en promenade à Canton. Je lui demande pourquoi il m’appelle ainsi ? — Quand les Anglais vinrent ici pour trafiquer en Chine, et que nous vîmes leur âpreté au gain et leurs têtes invariablement décorées de cheveux écarlates, nous leur donnâmes ce nom, qui est appliqué aujourd’hui à tous les étrangers.

Nous allâmes visiter la place déserte où se trouvaient autrefois les factoreries, les comptoirs, les docks magnifiques, qui, brûlés par les Chinois pendant la guerre avec les Anglais, ne se sont jamais relevés, pas plus que le trafic qui s’y faisait. À côté, on peut voir l’endroit du quai où le féroce mandarin Yeh fit tomber dans les eaux du Kouang-toung 100,000 têtes de rebelles. Un Hollandais, qui se trouvait encore aux factoreries à l’époque où se firent ces exécutions, m’a dit que, n’ayant pas d’autre passe-temps, il contemplait de ses fenêtres le sang-froid incroyable des victimes. À genoux, au bord du quai, elles attendaient, impassibles, le coup de glaive ; j’avais eu l’idée, au début, me dit-il, de leur envoyer par mon domestique quelques boîtes de cigarettes pour adoucir leurs derniers momens ; mais je me serais ruiné à ce métier-là, car leur nombre augmentait chaque jour.

Je suis resté huit jours à Canton, et cela suffit pour visiter l’intérieur de la ville, ses environs, la concession française, où se lit encore le nom des rues de la Fusée, de la Dordogne et de la Charente. Il faut voir le jardin de Fatim, dont chaque arbuste représente un animal fantastique, la pagode aux cinq étages, dont un boulet anglais a brisé la cloche, enfin le temple des cinq cents génies, bonshommes à figures rieuses, à larges bedaines dorées, — signe certain en Chine de grande aristocratie. Chu-kian m’apprit que chacun de ces grotesques représentait l’image d’un Chinois célèbre aux époques primitives dans les arts, les sciences ou la philosophie. C’est ce que nous appellerions en France un panthéon.

Les amateurs de bric-à-brac en seront ici pour leurs frais ; la recherche des porcelaines anciennes, des vieux bronzes, des émaux cloisonnés, est infructueuse ; depuis douze ans que Canton est ouvert, beaucoup d’amateurs ont passé par là, et les prix exigés pour ce qui s’y trouve encore sont aussi élevés qu’à Paris. Il ne faut pas